Jules Verne

La chaise traversa la ville, avec son singulier équipage, pour la plus grande surprise d'une population hybride, composée de juifs en très grand nombre, de Tatars, de Grecs et même de Russes,--en tout une douzaine de mille habitants.

Le premier soin d'Ahmet, en arrivant à l'_Hôtel Constantin_, fut de s'enquérir s'il pourrait se procurer des chevaux pour le lendemain matin. A son extrême satisfaction, ils ne manquaient point, cette fois, aux écuries de la maison de poste.

«Il est heureux, fit observer Kéraban, que le seigneur Saffar n'ait pas tout pris à ce relais!»

Mais le peu endurant oncle d'Ahmet n'en garda pas moins une vive rancune à l'égard de cet importun, qui se permettait de le devancer sur les routes et de lui prendre ses chevaux.

En tout cas, comme il n'avait plus l'emploi des dromadaires, il les revendit à un chef de caravane, qui partait pour le détroit d'Iénikalé; mais il ne les vendit vivants que pour la prix qu'on les eût achetés morts. De là, une perte assez sensible que le rancunier Kéraban porta, _in petto_, au passif du seigneur Saffar.

Il va sans dire que ce Saffar n'était point à Kertsch,--ce qui lui évita sans doute une discussion des plus sérieuses avec son concurrent. Depuis deux jours, il avait quitté la ville, pour prendre le chemin du Caucase. Circonstance heureuse, puisqu'il ne précéderait plus des voyageurs décidés à suivre la route du littoral.

Un bon souper à l'_Hôtel Constantin_, une bonne nuit dans des chambres assez confortables, firent oublier les ennuis passés aux maîtres aussi bien qu'aux serviteurs. Aussi, une lettre, adressée par Ahmet à Odessa, put-elle dire que le voyage s'accomplissait régulièrement.

Comme le départ n'avait été décidé pour le lendemain, 5 septembre, qu'à dix heures du matin, le consciencieux Van Mitten se leva en même temps que le soleil, afin de visiter la ville. Il trouva, cette fois, Ahmet prêt à l'accompagner.

Tous deux s'en allèrent donc à travers les larges rues de Kertsch, bordées de trottoirs dallés, où fourmillaient des chiens vagabonds, qu'un bohémien, exécuteur patenté de ces basses oeuvres, est chargé d'assommer à coups de bâton. Mais, sans doute, le bourreau avait passé une partie de la nuit à boire, car Ahmet et le Hollandais eurent quelque peine à échapper aux crocs de ces dangereuses bêtes.

Le quai de pierre, construit sur la mer, au fond de la baie formée par un retour de la côte, qui se prolonge jusqu'aux rives du détroit, leur permit de se promener plus aisément. Là s'élèvent le palais du gouverneur et la maison de la douane. Un peu au large, par suite du manque d'eau, sont mouillés les navires, auxquels le port de Kertsch offre un bon ancrage, non loin du lazaret. Ce port est devenu assez commerçant, depuis la cession de la ville à la Russie en 1774, et on y trouve un vaste entrepôt de ce sel que fournissent les salines de Pérékop.

«Avons-nous le temps de monter là? dit Van Mitten, en désignant le mont Mithridate, sur lequel se dresse actuellement un temple grec, enrichi des dépouilles de ces tumuli, si nombreux dans la province de Kertsch,--temple qui a remplacé l'antique acropole.

--Hum! fit Ahmet, il ne faudrait pas risquer de faire attendre l'oncle Kéraban!

--Ni son neveu! répondit en souriant Van Mitten.

--Il est bien vrai, reprit Ahmet, que pendant tout ce voyage, je ne songe guère qu'à notre prochain retour à Scutari!--Vous me comprenez, monsieur Van Mitten?

--Oui..., je comprends, mon jeune ami, répondit le Hollandais, et pourtant le mari de madame Van Mitten aurait bien le droit de ne pas vous comprendre!»

Sur cette réflexion, trop justifiée par les épreuves du ménage de Rotterdam, tous deux commencèrent à gravir le mont Mithridate, ayant encore deux heures devant eux avant le départ.

De ce point élevé, une vue magnifique s'étend sur la baie de Kertsch. Dans le sud se dessine l'angle extrême de la presqu'île. Vers l'est s'arrondissent les deux langues de terre qui entourent la baie de Taman, au delà du détroit d'Iénikalé. Le ciel, assez pur, permettait d'apercevoir alors les divers accidents de la contrée, et ces khourghans, ou tombeaux anciens, dont la campagne est couverte jusqu'en ses moindres collines de corallites.