Jules Verne

Mais les traits, faits d'une corde à torons serrés, résistèrent. Il fallait donc ou que l'avant-train de la chaise se rompit brusquement, ou que la chaise s'arrachât du sol sous ces terribles coups de collier.

Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno le comprirent bien. Ce qui leur paraissait le plus à craindre, c'était que leur voiture ne vînt à chavirer. Les sangliers, que les coups de feu n'auraient plus tenus en respect, se seraient jetés dessus, et c'en eût été fait de ceux qu'elle renfermait. Mais que faire pour conjurer une pareille éventualité? N'étaient-ils pas à la merci de cette troupe furieuse? Leur sang-froid ne les abandonna pas, pourtant, et ils n'épargnèrent point les coups de revolver.

Tout à coup, une secousse plus violente ébranla la chaise, comme si l'avant-train s'en fût détaché.

«Eh! tant mieux! s'écria Kéraban. Que nos chevaux s'emportent à travers la steppe! Les sangliers se mettront à leur poursuite, et ils nous laisseront en repos!»

Mais l'avant-train tenait bon et résistait avec une solidité qui faisait honneur à cet antique produit de la carrosserie anglaise. Donc, il ne céda pas. Ce fut la chaise qui céda. Les secousses devinrent telles, qu'elle fut arrachée aux profondes ornières où elle plongeait jusqu'aux essieux. Un dernier coup de collier de l'attelage, fou de terreur, l'enleva sur un sol plus ferme, et la voilà roulant au galop de ses chevaux emportés, que rien ne guidait au milieu de cette nuit profonde.

Cependant, les sangliers n'avaient point abandonné la partie. Ils couraient sur les côtés, s'attaquant, les uns aux chevaux, les autres à la voiture, qui ne parvenait pas à les distancer.

Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno s'étaient rejetés dans le fond du coupé.

«Ou nous verserons... dit Van Mitten.

--Ou nous ne verserons pas, répondit Kéraban.

--Il faudrait tâcher de ressaisir les guides!», fit judicieusement observer Bruno.

Et, baissant les vitres de devant, il chercha avec la main si les guides étaient à sa portée; mais les chevaux, en se débattant, les avaient rompues, sans doute, et il fallait maintenant s'abandonner au hasard de cette course folle à travers une contrée marécageuse. Pour arrêter l'attelage, il n'y aurait eu qu'un moyen: arrêter, en même temps, la bande enragée qui le poursuivait. Or, les armes à feu, dont les coups se perdaient sur cette masse en mouvement, n'y auraient pu suffire. Les voyageurs, projetés les uns sur les autres, ou lancés d'un coin à l'autre du coupé à chaque cahot de la route,--celui-ci résigné à son sort comme tout bon musulman, ceux-là, flegmatiques comme des Hollandais,--n'échangèrent plus une parole.

Une grande heure s'écoula ainsi. La chaise roulait toujours. Les sangliers ne l'abandonnaient pas.

«Ami Van Mitten, dit enfin Kéraban, je me suis laissé raconter qu'en pareille occurrence, un voyageur, poursuivi par une bande de loups à travers les steppes de la Russie, avait été sauvé, grâce au sublime dévouement de son domestique.

--Et comment? demanda Van Mitten.

--Oh! rien de plus simple, reprit Kéraban. Le domestique embrassa son maître, recommanda son âme à Dieu, se jeta hors de la voiture et, pendant que les loups s'arrêtaient à le dévorer, son maître parvint à les distancer et il fut sauvé.

--Il est bien regrettable que Nizib ne soit pas là!» répondit tranquillement Bruno.

Puis, sur cette réflexion, tous trois retombèrent dans le plus profond silence.

Cependant la nuit s'avançait. L'attelage ne perdait rien de son effrayante vitesse, et les sangliers ne gagnaient point assez pour pouvoir se jeter sur lui. Si quelque accident ne se produisait point, si une roue brisée, un heurt trop violent, ne faisaient pas verser la chaise, le seigneur Kéraban et Van Mitten gardaient quelque chance d'être sauvés,--même sans un dévouement dont Bruno se sentait incapable.

Il faut dire, en outre, que les chevaux, guidés par leur instinct, s'étaient maintenus sur cette portion de la steppe qu'ils avaient l'habitude de parcourir. C'était en droite ligne, vers le relais de poste qu'ils s'étaient imperturbablement dirigés.