Jules Verne

Pour peu que cet entêté persiste dans son projet, il va passer par Odessa, et s'il se décide à conclure le mariage en passant!...

--Mais!... dit encore une fois Van Mitten, qui voulut empêcher son ami Kéraban dû faire une telle folie.

--Laissez-moi, vous dis-je!

--Et le mariage de votre neveu Ahmet?

--Il s'agit bien de mariage!»

Scarpante, prenant alors Yarhud à part:

«Il n'y a pas une heure à perdre!

--En effet, répondit le capitaine maltais, et, dès demain matin, je pars pour Odessa par le railway d'Andrinople.»

Puis tous deux se retirèrent.

En ce moment, le seigneur Kéraban s'était brusquement retourné vers son serviteur.

«Nizib? dit-il.

--Mon maître?

--Suis-moi au comptoir!

--Au comptoir! répondit Nizib.

--Vous aussi, Van Mitten! ajouta Kéraban.

--Moi?

--Et vous également, Bruno.

--Que je....

--Nous partirons tous ensemble.

--Hein! fit Bruno, qui dressa l'oreille.

--Oui! Je vous ai invités à dîner à Scutari, dit le seigneur Kéraban à Van Milieu, et, par Allah! vous dinerez à Scutari ... à notre retour!

--Mais ce ne sera pas avant?... répondit le Hollandais, tout interloqué de la proposition.

--Ce ne sera pas avant un mois, avant un an, avant dix ans! répliqua Kéraban, d'une voix qui n'admettait pas la moindre contradiction, mais vous avez accepté mon dîner, et vous mangerez mon dîner!

--Il aura le temps de refroidir! murmura Bruno.

--Permettez, ami Kéraban....

--Je ne permets rien, Van Mitten. Venez!»

Et le seigneur Kéraban fit quelques pas vers le fond de la place.

«Il n'y a pas moyen de résister à ce diable d'homme! dit Van Mitten à Bruno.

--Comment, mon maître, vous allez céder à un pareil caprice?

--Que je sois ici ou ailleurs, Bruno, du moment que je ne suis plus à Rotterdam!

--Mais....

--Et, puisque je suis mon ami Kéraban, tu ne peux faire autrement que de me suivre!

--Voilà une complication!

--Partons,» dit le seigneur Kéraban.

Puis, s'adressant une dernière fois au chef de police, dont le sourire narquois était bien fait pour l'exaspérer:

«Je pars, dit-il, et, en dépit de tous vos arrêtés, j'irai à Scutari, sans avoir traversé le Bosphore!

--Je me ferai un plaisir d'assister à votre arrivée, après un si curieux voyage! répondit le chef de police.

--Et ce sera pour moi une joie véritable de vous trouver à mon retour! répondit le seigneur Kéraban.

--Mais je vous préviens, ajouta le chef de police, que si la taxe est encore en vigueur....

--Eh bien?...

--Je ne vous laisserai pas repasser le Bosphore pour revenir à Constantinople, à moins de dix paras par tête!

--Et si votre taxe inique est encore en vigueur, répondit le seigneur Kéraban sur le même ton, je saurai bien revenir à Constantinople, sans qu'il vous tombe un para de ma poche!»

Là-dessus, le seigneur Kéraban, prenant Van Mitten par le bras, fit signe à Bruno et à Nizib de les suivre; puis, il disparut au milieu de la foule, qui salua de ses acclamations ce partisan du vieux parti turc, si tenace dans la défense de ses droits.

A cet instant, un coup de canon retentit au loin. Le soleil venait de se coucher sous l'horizon de la mer de Marmara, le jeûne du Ramadan était fini, et les fidèles sujets du Padischah pouvaient se dédommager des abstinences de cette longue journée.

Soudain, comme au coup de baguette de quelque génie, Constantinople se transforma. Au silence de la place de Top-Hané succédèrent des cris de joie, des hurrahs de plaisir. Les cigarettes, les chibouks, les narghilés s'allumèrent, et l'air s'emplit de leur vapeur odorante. Les cafés regorgèrent bientôt de consommateurs, assoiffés et affamés. Rôtisseries de toute espèce, yaourth, de lait caillé, kaimak, sorte de crème bouillie, kebab, tranches de mouton coupées en petits morceaux, galettes de baklava sortant du four, boulettes de riz enveloppées de feuilles de vigne, râpes de maïs bouilli, barils d'olives noires, caques de caviar, pilaws de poulet, crêpes au miel, sirops, sorbets, glaces, café, tout ce qui se mange, tout ce qui se boit en Orient, apparut sur les tables des devantures, pendant que de petites lampes, accrochées à une spirale de cuivre, montaient et descendaient sous le coup de pouce des cawadjis, qui les mettaient en branle.