Jules Verne

dit Nizib.

--En vérité, c'est qu'il n'est pas encore sept heures.

--Il n'est pas sept heures.

--Et qu'en sais-tu?

--Je le sais, parce que vous le dites, mon maître.

--Et si je disais qu'il est cinq heures?

--Il serait cinq heures, répondit Nizib.

--On n'est pas plus stupide!

--Non, pas plus stupide.

--Ce garçon-là, murmura Kéraban, à force de ne pas me contredire, finira par me contrarier!»

En ce moment, Van Mitten et Bruno reparaissaient sur la place, et Bruno répétait du ton d'un homme désappointé:

«Allons-nous-en, mon maître, allons-nous-en, et repartons par le premier train! Ça, Constantinople! Ça, la capitale du Commandeur des Croyants?... Jamais!

--Du calme, Bruno, du calme!» répondait Van Mitten.

Le soir commençait à se faire. Le soleil, caché derrière les hauteurs de l'antique Stamboul, laissait déjà la place de Top-Hané dans une sorte de pénombre. Van Mitten ne reconnut donc pas le seigneur Kéraban, qui se croisait avec lui, au moment où il se dirigeait vers les quais de Galata. Il arriva même que, suivant une direction inverse, tous deux se heurtèrent, cherchant en même temps à passer à droite, puis à passer à gauche. De cette contrariété de leurs mouvements, il se produisit là une demi-minute de balancements quelque peu ridicules.

«Eh! monsieur, je passerai! dit Kéraban, qui n'était point homme à céder le pas.

--Mais.... fit Van Mitten, en essayant, lui, de se ranger poliment, sans y parvenir.

--Je passerai quand même!.,.

--Mais....» répéta Van Mitten.

Puis, tout à coup, reconnaissant à qui il avait affaire:

«Eh! mon ami Kéraban! s'écria-t-il.

--Vous!... vous!... Van Mitten!... répondit Kéraban, au comble de la surprise. Vous!... ici?... à Constantinople?

--Moi-même!

--Depuis quand?

--Depuis ce matin!

--Et votre première visite n'a pas été pour moi ... moi?

--Elle a été pour vous, au contraire, répondit le Hollandais. Je me suis rendu à votre comptoir, mais vous n'y étiez plus, et l'on m'a dit qu'à sept heures je vous trouverais sur cette place....

--Et on a eu raison, Van Mitten! s'écria Kéraban, en serrant, avec une vigueur qui touchait à la violence, la main de son correspondant de Rotterdam. Ah! mon brave Van Mitten, jamais, non! jamais, je ne me serais attendu à vous voir a Constantinople!... Pourquoi ne pas m'avoir écrit?

--J'ai quitté si précipitamment la Hollande!

--Un voyage d'affaires?

--Non ... un voyage ... d'agrément! Je ne connaissais ni Constantinople ni la Turquie, et j'ai voulu vous rendre ici la visite que vous m'aviez faite à Rotterdam.

--C'est bien, cela!... Mais il me semble que je ne vois pas avec vous madame Van Mitten?

--En effet ... je ne l'ai point amenée! répondit le Hollandais, non sans une certaine hésitation. Madame Van Mitten ne se déplace pas facilement!... Aussi suis-je venu seul avec mon valet Bruno.

--Ah! ce garçon? dit le seigneur Kéraban, en faisant un petit signe à Bruno, qui crut devoir s'incliner à la turque, et ramener ses bras à son chapeau, comme les deux anses d'une amphore.

--Oui, reprit Van Milieu, ce brave garçon, qui voulait déjà m'abandonner et repartir pour....

--Repartir! s'écria Kéraban. Repartir, sans que je lui en aie donné la permission!

--Oui, ami Kéraban. Il ne la trouve pas trop gaie ni très vivante, cette capitale de l'empire ottoman!

--Un mausolée! répondit Bruno! Personne dans les magasins!... Pas une voiture sur les places!... Des ombres qui passent dans les rues, et qui vous volent votre pipe!

--Mais c'est le Ramadan, Van Mitten! répondit le seigneur Kéraban. Nous sommes en plein Ramadan!

--Ah! c'est le Ramadan? reprit Bruno. Alors tout s'explique!--Eh, s'il vous plaît, qu'est-ce que cela, le Ramadan?

--Un temps de jeûne et d'abstinence, répondit Kéraban. Pendant toute sa durée, il est défendu de boire, de fumer, de manger, entre le lever et le coucher du soleil. Mais, dans une demi-heure, au coup de canon qui annoncera la fin du jour....

--Ah! voilà donc ce qu'ils veulent dire avec leur coup de canon! s'écria Bruno.