Jules Verne

«Sont-ils heureux, ces étrangers! disait l'un. Ils peuvent boire, manger et fumer, s'il leur plaît!

--Sans doute, répondait l'autre, mais ils ne trouveraient, en ce moment, ni un kébal de mouton, ni un pilaw de poulet au riz, ni une galette de baklava, pas même une tranche de pastèque ou de concombre....

--Parce qu'ils ignorent où sont les bons endroits! Avec quelques piastres, on trouve toujours des vendeurs accommodants, qui ont reçu des dispenses de Mahomet!

--Par Allah, dit alors un de ces Turcs, mes cigarettes se dessèchent dans ma poche, et il ne sera pas dit que je perdrai bénévolement quelques paras de latakié!»

Et, au risque de se faire mal venir, ce croyant, peu gêné par ses croyances, prit une cigarette, l'alluma et en tira deux ou trois bouffées rapides.

«Fais attention! lui dit son compagnon. S'il passe quelque uléma peu endurant, tu....

--Bon! j'en serai quitte pour avaler ma fumée, et il n'y verra rien!» répondit l'autre.

Et tous deux continuèrent leur promenade, en flânant sur la place, puis dans les rues avoisinantes, qui remontent jusqu'aux faubourgs de Péra et de Galata.

«Décidément, mon maître, s'écria Bruno, en regardant à droite et à gauche, c'est là une singulière ville! Depuis que nous avons quitté notre hôtel, je n'ai vu que des ombres d'habitants, des fantômes de Constantinopolitains! Tout dort dans les rues, sur les quais, sur les places, jusqu'à ces chiens jaunes et efflanqués, qui ne se relèvent même pas pour vous mordre aux mollets! Allons! allons! en dépit de ce que racontent les voyageurs, on ne gagne rien à voyager! J'aime encore mieux notre bonne cité de Rotterdam et le ciel gris de notre vieille Hollande!

--Patience, Bruno, patience! répondit le calme Van Mitten. Nous ne sommes encore arrivés que depuis quelques heures! Cependant, je l'avoue, ce n'est point là cette Constantinople que j'avais rêvée! On s'imagine qu'on va entrer en plein Orient, plonger dans un songe des _Mille et une Nuits_, et on se trouve emprisonné au fond....

--D'un immense couvent, répondit Bruno, au milieu de gens tristes comme des moines cloîtrés!

--Mon ami Kéraban nous expliquera ce que tout cela signifie! répondit Van Mitten.

--Mais où sommes-nous en ce moment? demanda Bruno. Quelle est cette place? Quel est ce quai?

--Si je ne me trompe, répondit Van Mitten, nous sommes sur la place de Top-Hané, à l'extrémité même de la Corne-d'Or. Voici le Bosphore qui baigne la côte d'Asie, et de l'autre côté du port, tu peux apercevoir la pointe du Sérail et la ville turque qui s'étage au-dessus.

--Le sérail! s'écria Bruno. Quoi! c'est là le palais du Sultan, où il demeure avec ses quatre-vingt mille odalisques!

--Quatre-vingt mille, c'est beaucoup, Bruno! Je pense que c'est trop,--même pour un Turc! En Hollande, où l'on n'a qu'une femme, il est quelquefois bien difficile d'avoir raison dans son ménage!

--Bon! bon! mon maître! Ne parlons pas de cela!... Parlons-en le moins possible!»

Puis, Bruno, se retournant vers le café toujours désert:

«Eh! mais il me semble que voilà un café, dit-il. Nous nous sommes exténués à descendre ce faubourg de Péra! Le soleil du la Turquie chauffe comme une gueule de four, et je ne serais pas étonné que mon maître éprouvât le besoin de se rafraîchir!

--Une façon de dire que tu as soif! répondit Van Mitten.--Eh bien, entrons dans ce café.»

Et tous deux allèrent s'asseoir à une petite table, devant la façade de l'établissement.

«Cawadji?» cria Bruno, en frappant à l'européenne.

Personne ne parut.

Bruno appela d'une voix forte.

Le propriétaire du café se montra au fond de sa boutique, mais ne mit aucun empressement à venir.

«Des étrangers! murmura-t-il, dès qu'il aperçut les deux clients installés devant la table! Croient-ils donc vraiment que....»

Enfin, il s'approcha.

--Cawadji, servez-nous un flacon d'eau de cerise, bien fraîche! demanda Van Mitten.

--Au coup de canon! répondit le cafetier.

--Comment, de l'eau de cerise au coup de canon? s'écria Bruno! Mais non à la menthe, cawadji, à la menthe!

--Si vous n'avez pas d'eau de cerise, reprit Van Mitten, donnez-nous un verre de rahtlokoum rose! Il paraît que c'est excellent, si je m'en rapporte à mon guide!

--Au coup de canon! répondit une seconde fois le cafetier, en haussant les épaules.