Moins d'un an après le commencement des travaux, dans les derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux permettait de le manoeuvrer facilement vers tous les points du ciel et de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leur marche travers l'espace.
Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent mille francs.]. La première fois qu'il fut braqué sur la Lune, les observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète. Qu'allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs, des océans? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les points de son disque la nature volcanique de la Lune put être déterminée avec une précision absolue.
Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au Gun-Club, rendit d'immenses services à l'astronomie. Grâce à sa puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées jusqu'aux dernières limites, le diamètre apparent d'un grand nombre d'étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de Cambridge, décomposa le _crab nebula_ [Nébuleuse qui apparaît sous la forme d'une écrevisse.] du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse n'avait jamais pu réduire.
XXV -------------------- DERNIERS DÉTAILS
On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait engagé son troisième pari. Il s'agissait, en effet, de charger la Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la manipulation d'une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse éminemment explosive s'enflammerait d'elle-même sous la pression du projectile.
Il y avait là de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais Barbicane avait à coeur de réussir et de ne pas échouer au port; il choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux, il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de succès.
Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte de Stone's-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et arrivait l'un après l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette façon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la fois dans l'enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était décharg par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de grues manoeuvrées à bras d'hommes. Toute machine à vapeur avait ét écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde. C'était déjà trop d'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de préférence pendant la nuit, sous l'éclat d'une lumière produite dans le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen d'un fil métallique destiné à porter simultanément l'étincelle électrique au centre de chacune d'elles.