Jules Verne

Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s'y mêlait une suprême jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt mille livres! Nicholl demeura d'abord atterré, anéanti, brisé sous ce «coup de canon» puis il se releva, et résolut d'écraser la proposition du poids de ses arguments.

Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire. Il essaya de démolir scientifiquement l'oeuvre de Barbicane. Une fois la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et, à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.

D'abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres; Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique. Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était absolument impossible d'imprimer à un corps quelconque une vitesse de douze mille yards par seconde; il soutint, l'algèbre à la main, que, même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne franchirait les limites de l'atmosphère terrestre! Il n'irait seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne résisterait pas à la pression des gaz développés par l'inflammation de seize cents mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des imprudents spectateurs.

Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son oeuvre.

Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son inutilité à tous les points de vue, il regarda l'expérience comme fort dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile n'atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il retomberait évidemment sur la Terre, et que la chute d'une pareille masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait singulièrement quelque point du globe. Donc, en pareille circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres, il était des cas où l'intervention du gouvernement devenait nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon plaisir d'un seul.

On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine Nicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier à son aise, et jusqu'à s'époumoner, puisque cela lui convenait. Il se faisait le défenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais on ne l'écoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au président du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit même pas la peine de rétorquer les arguments de son rival.

Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son argent. Il proposa donc publiquement dans l'_Enquirer_ de Richmond une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion croissante.

Il paria:

1° Que les fonds nécessaires à l'entreprise du Gun-Club ne seraient pas faits, ci... 1000 dollars

2° Que l'opération de la fonte d'un canon de neuf cents pieds était impraticable et ne réussirait pas, ci.............. 2000 --

3° Qu'il serait impossible de charger la Columbiad, et que le pyroxyle prendrait feu de lui-même sous la pression du projectile, ci...................... 3000 --

4° Que la Columbiad éclaterait au premier coup, ci...............................