Jules Verne

--Où voulez-vous en venir? demanda le président.

--Si vous poussez votre théorie à l'extrême, mon cher major, dit J.-T. Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.

--Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses, répliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientôt des quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur. Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après expérience, au dixième du poids du boulet.

--Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider la quantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il est bon de s'entendre sur sa nature.

--Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa déflagration est plus rapide que celle du pulvérin.

--Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante et finit par altérer l'âme des pièces.

--Bon! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme instantanément, afin que son effet mécanique soit complet.

--On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à mettre le feu sur divers points à la fois.

--Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manoeuvre plus difficile. J'en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime ces difficultés.

--Soit, répondit le général.

--Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte. Cette poudre était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main, renfermait dans une grande proportion de l'hydrogène et de l'oxygène, déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, ne détériorait pas sensiblement les bouches à feu.

--Eh bien! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas à hésiter, et que notre choix est tout fait.

--A moins que vous ne préfériez de la poudre d'or», répliqua le major en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son susceptible ami.

Jusqu'alors Barbicane s'était tenu en dehors de la discussion. Il laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée. Aussi se contenta-t-il simplement de dire:

«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous?

Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant.

«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.

--Cinq cent mille, répliqua le major.

--Huit cent mille livres! » s'écria J.-T. Maston.

Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération. En effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune un projectile pesant vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple proposition faite par les trois collègues.

Il fut enfin rompu par le président Barbicane.

«Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce principe que la résistance de notre canon construit dans des conditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendre l'honorable J.-T. Maston en lui disant qu'il a été timide dans ses calculs, et je proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.

--Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa chaise.

--Tout autant.

--Mais alors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille de longueur.

--C'est évident, dit le major.

--Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité, occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de 800 mètres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètres cubes.], il sera à moitié rempli, et l'âme ne sera plus assez longue pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante impulsion.