Jules Verne

Un brouhaha, une tempête d'exclamations accueillit ces paroles. Il n'était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné, enlev par les paroles de l'orateur.

«Écoutez! écoutez! Silence donc!» s'écria-t-on de toutes parts.

Lorsque l'agitation fut calmée, Barbicane reprit d'une voix plus grave son discours interrompu:

«Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient parvenues, si la guerre eût continué. Vous n'ignorez pas non plus que, d'une façon générale, la force de résistance des canons et la puissance expansive de la poudre sont illimitées. Eh bien! partant de ce principe, je me suis demandé si, au moyen d'un appareil suffisant, établi dans des conditions de résistance déterminées, il ne serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune.

A ces paroles, un «oh!» de stupéfaction s'échappa de mille poitrines haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre éclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler; il ne le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint se faire entendre.

«Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question sous toutes ses faces, je l'ai abordée résolument, et de mes calculs indiscutables il résulte que tout projectile doué d'une vitesse initiale de douze mille yards [Environ 11,000 mètres.] par seconde, et dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu'à elle. J'ai donc l'honneur de vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette petite expérience!

III -------------------- EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE

Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernières paroles de l'honorable président. Quels cris! quelles vociférations! quelle succession de grognements, de hurrahs, de «hip! hip! hip!» et de toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine! C'était un désordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des salles. Toutes les armes de ce musée d'artillerie, partant à la fois, n'auraient pas agité plus violemment les ondes sonores. Cela ne peut surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs canons.

Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes; peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues, car ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant s'épuisa en violentes détonations. On ne l'entendit même pas. Bientôt il fut arraché de son siège, porté en triomphe, et des mains de ses fidèles camarades il passa dans les bras d'une foule non moins surexcitée.

Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que le mot «impossible» n'était pas français; on s'est évidemment trompé de dictionnaire. En Amérique, tout est facile, tout est simple, et quant aux difficultés mécaniques, elles sont mortes avant d'être nées. Entre le projet Barbicane et sa réalisation, pas un véritable Yankee ne se fût permis d'entrevoir l'apparence d'une difficulté. Chose dite, chose faite.

La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. Une véritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Français, Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les hurrahs, les bravos s'entremêlaient dans un inexprimable élan.

Précisément, comme si elle eût compris qu'il s'agissait d'elle, la Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant de son intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees dirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant; les uns la saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms; ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaient du poing; de huit heures à minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune à vendre des lunettes.