Jules Verne

Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n'eût pas obtenu, même à prix d'or, de pénétrer dans la grande salle; celle-ci était exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants; nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville élus par la population.] avaient dû se mêler à la foule de leurs administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l'intérieur.

Cependant l'immense «hall» offrait aux regards un curieux spectacle. Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d'épais mortiers servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte, véritables dentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce. Des panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de toutes les armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaient sur les murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme d'un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en faisceaux, complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de refouloirs et d'écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de l'artilleur surprenaient l'oeil par leur étonnante disposition et laissaient à penser que leur véritable destination était plus décorative que meurtrière.

A la place d'honneur, on voyait, abrité par une splendide vitrine, un morceau de culasse, brisé et tordu sous l'effort de la poudre, précieux débris du canon de J.-T. Maston.

A l'extrémité de la salle, le président, assisté de quatre secrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un mortier de trente-deux pouces; il était braque sous un angle de quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte que le président pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs [Chaises à bascule en usage aux États-Unis.], un balancement fort agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de tôle supportée par six caronades, on voyait un encrier d'un goût exquis, fait d'un biscaïen délicieusement ciselé, et un timbre détonation qui éclatait, à l'occasion, comme un revolver. Pendant les discussions véhémentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait peine à couvrir la voix de cette légion d'artilleurs surexcités.

Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du Gun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, «il y avait du monde sur les remparts». On connaissait assez le président pour savoir qu'il n'eût pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité.

Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère, d'un esprit éminemment sérieux et concentré; exact comme un chronomètre, d'un tempérament à toute épreuve, d'un caractère inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires; l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d'un seul bloc.

Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois; nommé directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra fertile en inventions; audacieux dans ses idées, il contribua puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux choses expérimentales un incomparable élan.

C'était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception dans le Gun-Club, tous ses membres intacts.