Toutes ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments de l'artillerie européenne. Qu'on en juge par les chiffres suivants.
Jadis, «au bon temps», un boulet de trente-six, à une distance de trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et soixante-huit hommes. C'était l'enfance de l'art. Depuis lors, les projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait à sept milles [Le mille vaut 1609 mètres 31 centimètres. Cela fait donc près de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents kilogrammes.] aurait facilement renversé cent cinquante chevaux et trois cents hommes. Il fut même question au Gun-Club d'en faire une épreuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent à tenter l'expérience, les hommes firent malheureusement défaut.
Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons était très meurtrier, et chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous la faux. Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameux boulet qui, Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre qui, à Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix ennemis par terre? Qu'étaient ces feux surprenants d'Iéna ou d'Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille? On en avait vu bien d'autres pendant la guerre fédérale! Au combat de Gettysburg, un projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent soixante-treize confédérés; et, au passage du Potomac, un boulet Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment meilleur. Il faut mentionner également un mortier formidable inventé par J.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du Gun-Club, dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque, son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes, --en éclatant, il est vrai!
Qu'ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes? Rien. Aussi admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombées sous les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de ceux-ci avait tué pour son compte une «moyenne» de deux mille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction.
A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique préoccupation de cette société savante fut la destruction de l'humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation.
C'était une réunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs fils du monde.
Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s'en tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payèrent de leur personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade, lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux qui débutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaient sur leur affût. Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dont les noms figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la plupart portaient les marques de leur indiscutable intrépidité. Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains à crochets, mâchoires en caoutchouc, crânes en argent, nez en platine, rien ne manquait à la collection, et le susdit Pitcairn calcula également que, dans le Gun-Club, il n'y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes, et seulement deux jambes pour six.
Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si près, et ils se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d'une bataille relevait un nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles dépensés.
Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons, la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s'empilèrent dans les parcs, les souvenirs sanglants s'effacèrent, les cotonniers poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les vêtements de deuil achevèrent de s'user avec les douleurs, et le Gun-Club demeura plongé dans un désoeuvrement profond.