Jules Verne

Un lac d'une moyenne étendue s'étendait sous ses regards, avec un amphithéâtre de collines qui n'avaient pas encore le droit de s'appeler des montagnes; là, serpentaient des vallées nombreuses et fécondes, et leurs inextricables fouillis d'arbres les plus variés; l'élaïs dominait cette masse, portant des feuilles de quinze pieds de longueur sur sa tige hérissée d'épines aiguës; le bombax chargeait le vent à son passage du fin duvet de ses semences; les parfums actifs du pendanus, ce « kenda » des Arabes, embaumaient les airs jusqu'à la zone que traversait le Victoria; le papayer aux feuilles palmées, le sterculier qui produit la noix du Soudan, le baobab et les bananiers complétaient cette flore luxuriante des régions intertropicales.

« Le pays est superbe, dit le docteur.

--Voici les animaux, fit Joe; les hommes ne sont pas loin.

--Ah! les magnifiques éléphants! s'écria Kennedy. Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de chasser un peu?

--Et comment nous arrêter, mon cher Dick, avec un courant de cette violence? Non, goûte un peu le supplice de Tantale! Tu te dédommageras plus tard. »

Il y avait de quoi, en effet, exciter l'imagination d'un chasseur; le cœur de Dick bondissait dans sa poitrine, et ses doigts se crispaient sur la crosse de son Purdey.

La faune de ce pays en valait la flore. Le bœuf sauvage se vautrait dans une herbe épaisse sous laquelle il disparaissait tout entier; des éléphants gris, noirs ou jaunes, de la plus grande taille, passaient comme une trombe au milieu des forêts, brisant, rongeant, saccageant, marquant leur passage par une dévastation; sur le versant boisé des collines suintaient des cascades et des cours d'eau entraînés vers le nord; là, les hippopotames se baignaient à grand bruit, et des lamentins de douze pieds de long, au corps pisciforme, s'étalaient sur les rives, en dressant vers le ciel leurs rondes mamelles gonflées de lait.

C'était toute une ménagerie rare dans une serre merveilleuse, où des oiseaux sans nombre et de mille couleurs chatoyaient à travers les plantes arborescentes.

A cette prodigalité de la nature, le docteur reconnut le superbe royaume d'Adamova.

« Nous empiétons, dit-il, sur les découvertes modernes; j'ai repris la piste interrompue des voyageurs; c'est une heureuse fatalité, mes amis; nous allons pouvoir rattacher les travaux des capitaines Burton et Speke aux explorations du docteur Barth; nous avons quitté des Anglais pour retrouver un Hambourgeois, et bientôt nous arriverons au point extrême atteint par ce savant audacieux.

--Il me semble, dit Kennedy, qu'entre ces deux explorations, il y a une vaste étendue de pays, si j'en juge par le chemin que nous avons fait.

--C'est facile à calculer; prends la carte et vois quelle est la longitude de la pointe méridionale du lac Ukéréoué atteinte par Speke.

--Elle se trouve à peu près sur le trente-septième degré.

--Et la ville d'Yola, que nous relèverons ce soir, et à laquelle Barth parvint, comment est-elle située?

--Sur le douzième degré de longitude environ.

--Cela fait donc vingt-cinq degrés; à soixante milles chaque, soit quinze cents milles [Six cent vingt-cinq lieues].

--Un joli bout de promenade, fit Joe, pour les gens qui iraient à pied.

--Cela se fera cependant. Livingstone et Moffat montent toujours vers l'intérieur; le Nyassa, qu'ils ont découvert, n'est pas très éloigné du lac Tanganayka, reconnu par Burton; avant la fin du siècle, ces contrées immenses seront certainement explorées Mais, ajouta le docteur en consultant sa boussole, je regrette que le vent nous porte tant à l'ouest; j'aurais voulu remonter au nord. »

Après douze heures de marche, le Victoria se trouva sur les confins de la Nigritie. Les premiers habitants de cette terre, des Arabes Chouas, paissaient leurs troupeaux nomades. Les vastes sommets des monts Atlantika passaient par-dessus l'horizon, montagnes que nul pied européen n'a encore foulées, et dont l'altitude est estimée à treize cents toises environ. Leur pente occidentale détermine l'écoulement de toutes les eaux de cette partie de l'Afrique vers l'Océan; ce sont les montagnes de la Lune de cette région.