Comme il avait des vivres en suffisante quantité, le docteur résolut d'attendre en cet endroit un vent favorable.
Joe y avait transporté sa cuisine portative, et il se livrait à une foule de combinaisons culinaires, en dépensant l'eau avec une insouciante prodigalité.
« Quelle étrange succession de chagrins et de plaisirs! s'écria Kennedy; cette abondance après cette privation! ce luxe succédant à cette misère! Ah! j'ai été bien près de devenir fou!
--Mon cher Dick, lui dit le docteur, sans Joe, tu ne serais pas là en train de discourir sur l'instabilité des choses humaines.
--Brave ami! fit Dick en tendant la main à Joe.
--Il n'y a pas de quoi, répondit celui-ci. A charge de revanche, Monsieur Dick, en préférant toutefois que l'occasion ne se présente pas de me rendre la pareille!
--C'est une pauvre nature que la notre! reprit Fergusson. Se laisser abattre pour si peu!
--Pour si peu d'eau, voulez-vous dire, mon maître! Il faut que cet élément soit bien nécessaire à la vie!
--Sans doute, Joe, et les gens privés de manger résistent plus longtemps que les gens privés de boire.
--Je le crois; d'ailleurs, au besoin, on mange ce qui se rencontre, même son semblable, quoique cela doive faire un repas à vous rester longtemps sur le cœur!
--Les sauvages ne s'en font pas faute, cependant, dit Kennedy.
--Oui, mais ce sont des sauvages, et qui sont habitués à manger de la viande crue; voilà une coutume qui me répugnerait!
--Cela est assez répugnant, en effet, reprit le docteur, pour que personne n'ait ajouté foi aux récits des premiers voyageurs en Afrique; ceux-ci rapportèrent que plusieurs peuplades se nourrissaient de viande crue, et on refusa généralement d'admettre le fait. Ce fut dans ces circonstances qu'il arriva une singulière aventure à James Bruce.
--Contez-nous cela, Monsieur; nous avons le temps de vous entendre, dit Joe en s'étalant voluptueusement sur l'herbe fraîche.
--Volontiers. James Bruce était un Écossais du comté de Stirling, qui, de 1768 à 1772, parcourut toute l'Abyssinie jusqu'au lac Tyana, à la recherche des sources du Nil; puis, il revint en Angleterre, où il publia ses voyages en 1790 seulement. Ses récits furent accueillis avec une incrédulité extrême, incrédulité qui sans doute est réservée aux nôtres. Les habitudes des Abyssiniens semblaient si différentes des us et coutumes anglais, que personne ne voulait y croire. Entre autres détails, James Bruce avait avancé que les peuples de l'Afrique orientale mangeaient de la viande crue. Ce fait souleva tout le monde contre lui. Il pouvait en parler à son aise! on n'irait point voir! Bruce était un homme très courageux et très rageur. Ces doutes l'irritaient au suprême degré. Un jour, dans un salon d'Édimbourg, un Écossais reprit en sa présence le thème des plaisanteries quotidiennes, et à l'endroit de la viande crue, il déclara nettement que la chose n'était ni possible ni vraie. Bruce ne dit rien; il sortit, et rentra quelques instants après avec un beefsteack cru, saupoudré de sel et de poivre à là mode africaine. « Monsieur, dit-il à l'Écossais, en doutant d'une chose que j'ai avancée, vous m'avez fait une injure grave; en la croyant impraticable, vous vous êtes complètement trompé. Et, pour le prouver à tous, vous allez manger tout de suite ce beefsteack cru, ou vous me rendrez raison de vos paroles. »
L'Écossais eut peur, et il obéit non sans de fortes grimaces. Alors, avec le plus grand sang-froid, James Bruce ajouta: « En admettant même que la chose ne soit pas vraie, Monsieur, vous ne soutiendrez plus, du moins, qu'elle est impossible. »
--Bien riposté, fit Joe Si l'Écossais a pu attraper une indigestion, il n'a eu que ce qu'il méritait. Et si, à notre retour en Angleterre, on met notre voyage en doute...
--Eh bien! que feras-tu? Joe.
--Je ferai manger aux incrédules les morceaux du Victoria, sans sel et sans poivre! »
Et chacun de rire des expédients de Joe. La journée se passa de la sorte, en agréables propos; avec la force revenait l'espoir; avec l'espoir, l'audace.