--C'est le mont Logwek, la Montagne tremblante des Arabes; toute cette contrée a été visitée par M. Debono, qui la parcourait sous le nom de Latif Effendi. Les tribus voisines du Nil sont ennemies et se font une guerre d'extermination. Vous jugez sans peine des périls, qu'il a dû affronter. »
Le vent portait alors le Victoria vers le nord-ouest. Pour éviter le mont Logwek, il fallut chercher un courant plus incliné.
« Mes amis, dit le docteur à ses deux compagnons, voici que nous commençons véritablement notre traversée africaine. Jusqu'ici nous avons surtout suivi les traces de nos devanciers. Nous allons nous lancer dans l'inconnu désormais. Le courage ne nous fera pas défaut?
--Jamais, s'écrièrent d'une seule voix Dick et Joe.
--En route donc, et que le ciel nous soit en aide! »
A dix heures du soir, par-dessus des ravins, des forêts, des villages dispersés, les voyageurs arrivaient au flanc de la Montagne tremblante, dont ils longeaient les rampes adoucies.
En cette mémorable journée du 23 avril, pendant une marche de quinze heures, ils avaient, sous l'impulsion d'un vent rapide, parcouru une distance de plus de trois cent quinze milles [Plus de cent vingt-cinq lieues].
Mais cette dernière partie du voyage les avait laissés sous une impression triste. Un silence complet régnait dans la nacelle. Le docteur Fergusson était-il absorbé par ses découvertes? Ses deux compagnons songeaient-ils à cette traversée au milieu de régions inconnues? Il y avait de tout cela, sans doute, mêlé à de plus vifs souvenirs de l'Angleterre et des amis éloignés. Joe seul montrait une insouciante philosophie, trouvant tout naturel que la patrie ne fût pas là du moment qu'elle était absente; mais il respecta le silence de Samuel Fergusson et de Dick Kennedy.
A dix heures du soir, le Victoria « mouillait » par le travers de la Montagne-Tremblante [La tradition rapporte qu'elle tremble dès qu'un musulman y pose le pied]; on prit un repas substantiel, et tous s'endormirent successivement sous la garde de chacun.
Le lendemain, des idées plus sereines revinrent au réveil; il faisait un joli temps, et le vent soufflait du bon côté; un déjeuner, fort égayé par Joe, acheva de remettre les esprits en belle humeur.
La contrée parcourue en ce moment est immense; elle confiné aux montagnes de la Lune et aux montagnes du Darfour; quelque chose de grand comme l'Europe.
Nous traversons, sans doute, dit le docteur, ce que l'on suppose être le royaume d'Usoga; des géographes ont prétendu qu'il existait au centre de l'Afrique une vaste dépression, un immense lac central. Nous verrons si ce système a quelque apparence de vérité.
--Mais comment a-t-on pu faire cette supposition? demanda Kennedy.
--Par les récits des Arabes. Ces gens-là sont très conteurs, trop conteurs peut-être. Quelques voyageurs, arrivés à Kazeh ou aux Grands Lacs, ont vu des esclaves venus des contrées centrales, ils les ont interrogés sur leur pays, ils ont réuni un faisceau de ces documents divers, et en ont déduit des systèmes. Au fond de tout cela, il y a toujours quelque chose de vrai, et, tu le vois, on ne se trompait pas sur l'origine du Nil.
--Rien de plus juste, répondit Kennedy.
--C'est au moyen de ces documents que des essais de cartes ont été tentés. Aussi vais-je suivre notre route sur l'une d'elles, et la rectifier au besoin.
--Est-ce que toute cette région est habitée? demanda Joe.
--Sans doute, et mal habitée.
--Je m'en doutais.
--Ces tribus éparses sont comprises sous la dénomination générale de Nyam-Nyam, et ce nom n'est autre chose qu'une onomatopée; il reproduit le bruit de la mastication.
--Parfait, dit Joe; nyam! nyam!
--Mon brave Joe, si tu étais la cause immédiate de cette onomatopée, tu ne trouverais pas cela parfait.
--Que voulez-vous dire?
--Que ces peuplades sont considérées comme anthropophages.
--Cela est-il certain?
--Très certain; on avait aussi prétendu que ces indigènes étaient pourvus d'une queue comme de simples quadrupèdes; mais on a bientôt reconnu que cet appendice appartenait aux peaux de bête dont ils sont revêtus.