Jules Verne

Ainsi, nous pouvons tenter l'aventure.

Le Victoria, s'étant insensiblement rapproché de terre, accrocha l'une de ses ancres au sommet d'un arbre près de la place du marché. Toute la population reparaissait en ce moment hors de ses trous; les têtes sortaient avec circonspection. Plusieurs « Waganga, » reconnaissables à leurs insignes de coquillages coniques, s'avancèrent hardiment; c'étaient les sorciers de l'endroit. Ils portaient à leur ceinture de petites gourdes noires enduites de graisse, et divers objets de magie, d'une malpropreté d'ailleurs toute doctorale.

Peu à peu, la foule se fit à leurs côtés, les femmes et les enfants les entourèrent, les tambours rivalisèrent de fracas, les mains se choquèrent et furent tendues vers le ciel.

C'est leur manière de supplier, dit le docteur Fergusson si je ne me trompe, nous allons être appelés à jouer un grand rôle.

--Eh bien! Monsieur, jouez-le.

--Toi-même, mon brave Joe, tu vas peut-être devenir un dieu.

--Eh! Monsieur, cela ne m'inquiète guère, et l'encens ne me déplait pas. »

En ce moment, un des sorciers, un « Myanga » fit un geste, et toute cette clameur s'éteignit dans un profond silence. Il adressa quelques paroles aux voyageurs, mais dans une langue inconnue.

Le docteur Fergusson, n'ayant pas compris, lança à tout hasard quelques mots d'arabe, et il lui fut immédiatement répondu dans cette langue.

L'orateur se livra à une abondante harangue, très fleurie, très écoutée; le docteur ne tarda pas à reconnaître que le Victoria était tout bonnement pris pour la Lune en personne, et que cette aimable déesse avait daigné s'approcher de la ville avec ses trois Fils, honneur qui ne serait jamais oublié dans cette terre aimée du Soleil. Le docteur répondit avec une grande dignité que la Lune faisait tous les mille ans sa tournée départementale, éprouvant le besoin de se montrer de plus près à ses adorateurs; il les priait donc de ne pas se gêner et d'abuser de sa divine présence pour faire connaître leurs besoins et leurs vœux.

Le sorcier répondit à son tour que le sultan, le « Mwani, » malade depuis de longues années, réclamait les secours du ciel, et il invitait les fils de la Lune à se rendre auprès de lui.

Le docteur fit part de l'invitation à ses compagnons.

« Et tu vas te rendre auprès de ce roi nègre dit le chasseur.

--Sans doute. Ces gens-là me paraissent bien disposés; l'atmosphère est calme; il n'y a pas un souffle de vent! Nous n'avons rien à craindre pour le Victoria.

--Mais que feras-tu?

Sois tranquille, mon cher Dick; avec un peu de médecine je m'en tirerai. »

Puis, s'adressant à la foule:

« La Lune, prenant en pitié le souverain cher aux enfants de l'Unyamwezy, nous a confié le soin de sa guérison. Qu'il se prépare à nous recevoir! »

Les clameurs, les chants, les démonstrations redoublèrent, et toute cette vaste fourmilière de têtes noires se remit en mouvement.

Maintenant, mes amis, dit le docteur Fergusson, il faut tout prévoir nous pouvons, à un moment donné, être forcés de repartir rapidement. Dick restera donc dans la nacelle, et, au moyen du chalumeau, il main-tiendra une force ascensionnelle suffisante. L'ancre est solidement assujettie; il n'y a rien à craindre. Je vais descendre à terre. Joe m'accompagnera; seulement il restera au pied de l'échelle.

--Comment! tu iras seul chez ce moricaud? dit Kennedy.

--Comment! monsieur Samuel, s'écria Joe, vous ne voulez pas que je vous suive jusqu'au bout!

--Non; j'irai seul; ces braves gens se figurent que leur grande déesse la Lune est venue leur rendre visite, je suis protégé par la superstition; ainsi, n'ayez aucune crainte, et restez chacun au poste que je vous assigne.

--Puisque tu le veux, répondit le chasseur.

--Veille à la dilatation du gaz.

--C'est convenu. »

Les cris des indigènes redoublaient; ils réclamaient énergiquement l'intervention céleste.

« Voilà! voilà! fit Joe. Je les trouve un peu impérieux envers leur bonne Lune et ses divins Fils. »

Le docteur, muni de sa pharmacie de voyage, descendit à terre, précédé de Joe.