Jules Verne

A midi, le docteur en consultant sa carte, estima qu'il se trouvait au-dessus du pays d'Uzaramo [U, ou, signifient contrée dans la langue du pays]. La campagne se montrait hérissée de cocotiers, de papayers, de cotonniers, au-dessus desquels le Victoria paraissait se jouer. Joe trouvait cette végétation toute naturelle, du moment qu'il s'agissait de l'Afrique. Kennedy apercevait des lièvres et des cailles qui ne demandaient pas mieux que de recevoir un coup de fusil; mais c'eût été de la poudre perdue, attendu l'impossibilité de ramasser le gibier.

Les aéronautes marchaient avec une vitesse de douze milles à l'heure, et se trouvèrent bientôt par 38° 2` de longitude au-dessus du village de Tounda.

« C'est là, dit le docteur, que Burton et Speke furent pris de fièvres violentes et crurent un instant leur expédition compromise Et cependant ils étaient encore peu éloignés de la côte, mais déjà la fatigue et les priva-tions se faisaient rudement sentir. »

En effet, dans cette contrée règne une malaria perpétuelle; le docteur n'en put même éviter les atteintes qu'en élevant le ballon au-dessus des miasmes de cette terre humide, dont un soleil ardent pompait les émanations.

Parfois on put apercevoir une caravane se reposant dans un « kraal » en attendant la fraîcheur du soir pour reprendre sa route. Ce sont de vastes emplacements entourés de haies et de jungles, où les trafiquants s'abritent non seulement contre les bêtes fauves, mais aussi contre les tribus pillardes de la contrée. On voyait les indigènes courir, se disperser à la vue du Victoria. Kennedy désirait les contempler de plus près; mais Samuel s'opposa constamment à ce dessein.

« Les chefs sont armés de mousquets, dit-il, et notre ballon serait un point de mire trop facile pour y loger une balle.

--Est-ce qu'un trou de balle amènerait une chute? demanda Joe.

--Immédiatement, non; mais bientôt ce trou deviendrait une vaste déchirure par laquelle s'envolerait tout notre gaz

--Alors tenons-nous à une distance respectueuse de ces mécréants. Que doivent-ils penser à nous voir planer dans les airs? Je suis sur qu'ils ont envie de nous adorer.

Laissons-nous adorer, répondit le docteur, mais de loin. On y gagne toujours. Voyez, le pays change déjà d'aspect; les villages sont plus rares; les manguiers ont disparu; leur végétation s'arrête a cette latitude. Le sol devient montueux et fait pressentir de prochaines montagnes.

--En effet, dit Kennedy, il me semble apercevoir quelques hauteurs de ce côté.

--Dans l'ouest..., ce sont les premières chaînes d'Ourizara, le mont Duthumi, sans doute, derrière lequel j'espère nous abriter pour passer la nuit. Je vais donner plus d'activité à la flamme du chalumeau: nous sommes obligés de nous tenir à une hauteur de cinq à six cents pieds.

--C'est tout de même une fameuse idée que vous avez eue là, Monsieur, dit Joe; la manœuvre n'est difficile ni fatigante, on tourne un robinet, et tout est dit.

--Nous voici plus à l'aise, fit le chasseur lorsque le ballon se fut élevé; la réflexion des rayons du soleil sur ce sable rouge devenait insupportable.

--Quels arbres magnifiques! s'écria Joe; quoique très naturel, c'est très beau! Il n'en faudrait pas une douzaine pour faire une forêt.

--Ce sont des baobabs, répondit le docteur Fergusson; tenez, en voici un dont le tronc peut avoir cent pieds de circonférence. C'est peut-être au pied de ce même arbre que périt le Français Maizan en 1845, car nous sommes au-dessus du village de Deje la Mhora, où il s'aventura seul; il fut saisi par le chef de cette contrée, attaché au pied d'un baobab, et ce nègre féroce lui coupa lentement les articulations, pendant que retentissait le chant de guerre; puis il entama la gorge, s'arrêta pour aiguiser son couteau émoussé, et arracha la tête du malheureux avant qu'elle ne fût coupée! Ce pauvre Français avait vingt-six ans!

--Et la France n'a pas tiré vengeance d'un pareil crime? demanda Kennedy.

--La France a réclamé; le saïd de Zanzibar a tout fait pour s'emparer du meurtrier, mais il n'a pu y réussir.