Jules Verne

Le ballon, se dégonflant peu à peu, retombait avec les hardis aéronautes retenus à son filet; mais il était douteux qu'il put atteindre la terre, aussi les Français se précipitèrent dans le fleuve, et reçurent les trois Anglais entre leurs bras, au moment où le Victoria s'abattait à quelques toises de la rive gauche du Sénégal.

« Le docteur Fergusson! s'écria le lieutenant.

--Lui-même, répondit tranquillement le docteur, et ses deux amis. »

Les Français emportèrent les voyageurs au delà du fleuve, tandis que le ballon à demi dégonflé, entraîné par un courant rapide, s'en alla comme une bulle immense s'engloutir avec les eaux du Sénégal dans les cataractes de Gouina.

« Pauvre Victoria! » fit Joe.

Le docteur ne put retenir une larme; il ouvrit ses bras, et ses deux amis s'y précipitèrent sous l'empire d'une grande émotion

CHAPITRE XLIV

Conclusion.--Le procès-verbal.--Les établissements français.--Le poste de Médine.--Le Basilic.--Saint-Louis.--La frégate anglaise.--Retour à Londres.

L'expédition qui se trouvait sur le bord du fleuve avait été envoyée par le gouverneur du Sénégal; elle se composait de deux officiers, MM. Dufraisse, lieutenant d'infanterie de marine, et Rodamel, enseigne de vaisseau; d'un sergent et de sept soldats. Depuis deux jours, ils s'occupaient de reconnaître la situation la plus favorable pour l'établissement d'un poste à Gouina, lorsqu'ils furent témoins de l'arrivée du docteur Fergusson.

On se figure aisément les félicitations et les embrassements dont furent accablés les trois voyageurs. Les Français, ayant pu contrôler par eux mêmes l'accomplissement de cet audacieux projet, devenaient les témoins naturels de Samuel Fergusson.

Aussi le docteur leur demanda-t-il tout d'abord de constater officiellement son arrivée aux cataractes de Gouina.

« Vous ne refuserez pas de signer un procès-verbal? demanda-t-il au lieutenant Dufraisse.

--A vos ordres, » répondit ce dernier.

Les Anglais furent conduits à un poste provisoire établi sur le bord du fleuve; ils y trouvèrent les soins les plus attentifs et des provisions en abondance. Et c'est là que fut rédigé en ces termes le procès-verbal qui figure aujourd'hui dans les archives de la Société Géographique de Londres:

« Nous, soussignés, déclarons que ledit jour nous avons vu arriver suspendus au filet d'un ballon le docteur Fergusson et ses deux compagnons Richard Kennedy et Joseph Wilson [Dick est le diminutif de Richard, et Joe celui de Joseph.]; lequel ballon est tombé à quelques pas de nous dans le lit même du fleuve, et, entraîné par le courant, s'est abîmé dans les cataractes de Gouina. En foi de quoi nous avons signé le présent procès-verbal, contradictoirement avec les sus nommés, pour valoir ce que de droit. Fait aux cataractes de Gouina, le 24 mai 1862.

« SAMUEL FERGUSSON, RICHARD KENNEDY, JOSEPH WILSON DUFRAISSE, lieutenant d'infanterie de marine; RODAMEL, enseigne de vaisseau; DUFAYS, sergent; FLIPPEAU, MAYOR, PÉLISSIER, LOROIS, RASCAGNET, GUILLON, LEBEL, soldats. »

Ici finit l'étonnante traversée du docteur Fergusson et de ses braves compagnons, constatée par d'irrécusables témoignages; ils se trouvaient avec des amis au milieu de tribus plus hospitalières et dont les rapports sont fréquents avec les établissements français.

Ils étaient arrivés au Sénégal le samedi 24 mai, et, le 27 du même mois, ils atteignaient le poste de Médine, situé un peu plus au nord sur le fleuve.

Là les français les reçurent à bras ouverts, et déployèrent envers eux toutes les ressources de leur hospitalité; le docteur et ses compagnons purent s'embarquer presque immédiatement sur le petit bateau à vapeur le Basilic, qui descendait le Sénégal jusqu'à son embouchure.

Quatorze jours après, le 10 juin, ils arrivèrent à Saint-Louis, où le gouverneur les reçut magnifiquement; ils étaient complètement remis de leurs émotions et de leurs fatigues. D'ailleurs Joe disait à qui voulait l'entendre:

« C'est un piètre voyage que le notre, après tout, et si quelqu'un est avide d'émotions, je ne lui conseille pas de l'entreprendre; cela devient fastidieux à la fin, et, sans les aventures du lac Tchad et du Sénégal, je crois véritablement que nous serions morts d'ennui! »

Une frégate anglaise était en partance; les trois voyageurs prirent passage à bord; le 26 juin, ils arrivaient à Portsmouth, et le lendemain à Londres.