Jules Verne

A cette époque de l'année, le thermomètre se tenait déjà constamment au-dessous du point de congélation; le temps, après avoir été souvent pluvieux, se mit à la neige et devint sombre; le soleil commençait à raser de près l'horizon, et son disque s'y laissait échancrer chaque jour davantage. Le 30 juillet, les voyageurs le perdirent de vue pour la première fois, c'est-à-dire qu'ils eurent une nuit de quelques minutes.

Cependant la chaloupe filait bien, et fournissait quelquefois des courses de soixante à soixante-cinq milles par vingt-quatre heures; on ne s'arrêtait pas un instant; on savait quelles fatigues à supporter, quels obstacles à franchir la route de terre présenterait, s'il fallait la prendre, et ces mers resserrées ne pouvaient tarder à se rejoindre; il y avait des jeunes glaces reformées ça et là. L'hiver succède inopinément à l'été sous les hautes latitudes; il n'y a ni printemps ni automne; les saisons intermédiaires manquent. Il fallait donc se hâter.

Le 31 juillet, le ciel étant pur au coucher du soleil, on aperçut les premières étoiles dans les constellations du zénith. A partir de ce jour, un brouillard régna sans cesse, qui gêna considérablement la navigation.

Le docteur, en voyant multiplier les symptômes de l'hiver, devint très inquiet; il savait quelles difficultés Sir John Ross éprouva pour gagner la mer de Baffin, après l'abandon de son navire; et même, le passage des glaces tenté une première fois, cet audacieux marin fut forcé de revenir à son navire et d'hiverner une quatrième année; mais au moins il avait un abri pour la mauvaise saison, des provisions et du combustible. Si pareil malheur arrivait aux survivants du _Forward_, s'il leur fallait s'arrêter ou revenir sur leurs pas, ils étaient perdus; le docteur ne dit rien de ses inquiétudes à ses compagnons, mais il les pressa de gagner le plus possible dans l'est.

Enfin, le 15 août, après trente jours d'une navigation assez rapide, après avoir lutté depuis quarante-huit heures contre les glaces qui s'accumulaient dans les passes, après avoir risqué cent fois leur frêle chaloupe, les navigateurs se virent absolument arrêtés, sans pouvoir aller plus loin; la mer était prise de toutes parts, et le thermomètre ne marquait plus en moyenne que quinze degrés au-dessus de zéro (-9° centigrades).

D'ailleurs, dans tout le nord et l'est, il fut facile de reconnaître la proximité d'une côte à ces petites pierres plates et arrondies, que les flots usent sur le rivage; la glace d'eau douce se rencontrait aussi plus fréquemment.

Altamont Fit ses relevés avec une scrupuleuse exactitude, et il obtint 77° 15' de latitude et 85° 02' de longitude.

«Ainsi donc, dit le docteur, voici notre position exacte; nous avons atteint le Lincoln-Septentrional, précisément au cap Eden; nous entrons dans le détroit de Jones; avec un peu plus de bonheur, nous l'aurions trouvé libre jusqu'à la mer de Baffin. Mais il ne faut pas nous plaindre. Si mon pauvre Hatteras eût rencontré d'abord une mer si facile, il fût arrivé rapidement au pôle. Ses compagnons ne l'eussent pas abandonné, et sa tête ne se serait pas perdue sous l'excès des plus terribles angoisses!

--Alors, dit Altamont, nous n'avons plus qu'un parti à prendre: abandonner la chaloupe et rejoindre en traîneau la côte orientale du Lincoln.

--Abandonner la chaloupe et rejoindre le traîneau, bien, répondit le docteur; mais, au lieu de traverser le Lincoln, je propose de franchir le détroit de Jones sur les glaces et de gagner le Devon-Septentrional.

--Et pourquoi? demanda Altamont.

--Parce que plus nous nous approcherons du détroit de Lancastre, plus nous aurons de chances d'y rencontrer des baleiniers.

--Vous avez raison, docteur; mais je crains bien que les glaces ne soient pas encore assez unies pour nous offrir un passage praticable.

--Nous essaierons», répondit Clawbonny. La chaloupe fut déchargée; Bell et Johnson reconstruisirent le traîneau; toutes ses pièces étaient en bon état; le lendemain, les chiens y furent attelés, et l'on prit le long de la côte pour gagner l'ice-field.