Il allait, il venait, il n'était plus maître de lui.
«Nous n'avons fait que notre devoir d'Anglais, disait Bell.
--Notre devoir d'amis, répondit le docteur.
--Oui, reprit Hatteras, mais ce devoir, tous n'ont pas su le remplir. Quelques-uns ont succombé! Pourtant, il faut leur pardonner, à ceux qui ont trahi comme à ceux qui se sont laissé entraîner à la trahison! Pauvres gens! je leur pardonne. Vous m'entendez, docteur!
--Oui, répondit le docteur, que l'exaltation d'Hatteras inquiétait sérieusement.
--Aussi, reprit le capitaine, je ne veux pas que cette petite fortune qu'ils étaient venus chercher si loin, ils la perdent. Non! rien ne sera changé à mes dispositions, et ils seront riches... s'ils revoient jamais l'Angleterre!»
Il eût été difficile de ne pas être ému de l'accent avec lequel Hatteras prononça ces paroles.
«Mais, capitaine, dit Johnson en essayant de plaisanter, on dirait que vous faites votre testament.
--Peut-être, répondit gravement Hatteras.
--Cependant, vous avez devant vous une belle et longue existence de gloire, reprit le vieux marin.
--Qui sait?» fit Hatteras.
Ces mots furent suivis d'un assez long silence. Le docteur n'osait interpréter le sens de ces dernières paroles.
Mais Hatteras se fit bientôt comprendre, car d'une voix précipitée, qu'il contenait à peine, il reprit:
«Mes amis, écoutez-moi. Nous avons fait beaucoup jusqu'ici, et cependant il reste beaucoup à faire.»
Les compagnons du capitaine se regardèrent avec un profond étonnement.
«Oui, nous sommes à la terre du pôle, mais nous ne sommes pas au pôle même!
--Comment cela? fit Altamont.
--Par exemple! s'écria le docteur, qui craignait de deviner.
--Oui! reprit Hatteras avec force, j'ai dit qu'un Anglais mettrait le pied sur le pôle du monde; je l'ai dit, et un Anglais le fera.
--Quoi?... répondit le docteur.
--Nous sommes encore à quarante-cinq secondes du point inconnu, reprit Hatteras avec une animation croissante, et là où il est, j'irai!
--Mais c'est le sommet de ce volcan! dit le docteur.
--J'irai.
--C'est un cône inaccessible!
--J'irai.
--C'est un cratère béant, enflammé!
--J'irai.»
L'énergique conviction avec laquelle Hatteras prononça ces derniers mots ne peut se rendre. Ses amis étaient stupéfaits; ils regardaient avec terreur la montagne qui balançait dans l'air son panache de flammes.
Le docteur reprit alors la parole; il insista; il pressa Hatteras de renoncer à son projet; il dit tout ce que son coeur put imaginer, depuis l'humble prière jusqu'aux menaces amicales; mais il n'obtint rien sur l'âme nerveuse du capitaine, pris d'une sorte de folie qu'on pourrait nommer «la folie polaire».
Il n'y avait plus que les moyens violents pour arrêter cet insensé, qui courait à sa perte. Mais, prévoyant qu'ils amèneraient des désordres graves, le docteur ne voulut les employer qu'à la dernière extrémité.
Il espérait d'ailleurs que des impossibilités physiques, des obstacles infranchissables, arrêteraient Hatteras dans l'exécution de son projet.
«Puisqu'il en est ainsi, dit-il, nous vous suivrons.
--Oui, répondit le capitaine, jusqu'à mi-côte de la montagne! Pas plus loin! Ne faut-il pas que vous rapportiez en Angleterre le double du procès-verbal qui atteste notre découverte, si...?
--Pourtant!...
--C'est décidé, répondit Hatteras d'un ton inébranlable, et, puisque les prières de l'ami ne suffisent pas, le capitaine commande.»
Le docteur ne voulut pas insister plus longtemps, et quelques instants après, la petite troupe, équipée pour une ascension difficile, et précédée de Duk, se mit en marche.
Le ciel resplendissait. Le thermomètre marquait cinquante-deux degrés (+ 11° centigrades). L'atmosphère s'imprégnait largement de la clarté particulière à ce haut degré de latitude. Il était huit heures du matin.
Hatteras prit les devants avec son brave chien; Bell et Altamont, le docteur et Johnson le suivirent de près.
«J'ai peur, dit Johnson.
--Non, non, il n'y a rien à craindre, répondit le docteur, nous sommes là.»
Quel singulier îlot, et comment rendre sa physionomie particulière, qui était l'imprévu, la nouveauté, la jeunesse! Ce volcan ne paraissait pas vieux, et des géologues auraient pu indiquer une date récente à sa formation.