Jules Verne

Enfin la chaloupe se glissa par une ouverture étroite entre deux brisants à fleur d'eau, et là elle se trouva parfaitement abritée contre le ressac.

Alors les hurlements lamentables de Duk redoublèrent; le pauvre animal appelait le capitaine dans son langage ému, il le redemandait à cette mer sans pitié, à ces rochers sans écho. Il aboyait en vain, et le docteur le caressait de la main sans pouvoir le calmer, quand le fidèle chien, comme s'il eût voulu remplacer son maître, fit un bond prodigieux et s'élança le premier sur les rocs, au milieu d'une poussière de cendre qui vola en nuage autour de lui.

«Duk! ici, Duk!» fit le docteur.

Mais Duk ne l'entendit pas et disparut. On procéda alors au débarquement; Clawbonny et ses trois compagnons prirent terre, et la chaloupe fut solidement amarrée.

Altamont se disposait à gravir un énorme amas de pierres, quand les aboiements de Duk retentirent à quelque distance avec une énergie inaccoutumée; ils exprimaient non la colère, mais la douleur.

«Écoutez, fit le docteur.

--Quelque animal dépisté? dit le maître d'équipage.

--Non! non! répondit le docteur en tressaillant, c'est de la plainte! ce sont des pleurs! le corps d'Hatteras est là.»

A ces paroles, les quatre hommes s'élancèrent sur les traces de Duk, au milieu des cendres qui les aveuglaient; ils arrivèrent au fond d'un fiord, à un espace de dix pieds sur lequel les vagues venaient mourir insensiblement.

Là, Duk aboyait auprès d'un cadavre enveloppé dans le pavillon d'Angleterre.

«Hatteras! Hatteras!» s'écria le docteur en se précipitant sur le corps de son ami.

Mais aussitôt il poussa une exclamation impossible à rendre.

Ce corps ensanglanté, inanimé en apparence, venait de palpiter sous sa main.

«Vivant! vivant! s'écria-t-il.

--Oui, dit une voix faible, vivant sur la terre du pôle où m'a jeté la tempête, vivant sur _l'île de la Reine!_

--Hurrah pour l'Angleterre! s'écrièrent les cinq hommes d'un commun accord.

--Et pour l'Amérique!» reprit le docteur en tendant une main à Hatteras et l'autre à l'Américain.

Duk, lui aussi, criait hurrah à sa manière, qui en valait bien une autre.

Pendant les premiers instants, ces braves gens furent tout entiers au bonheur de revoir leur capitaine; ils sentaient leurs yeux inondés de larmes.

Le docteur s'assura de l'état d'Hatteras. Celui-ci n'était pas grièvement blessé. Le vent l'avait porté jusqu'à la côte, où l'abordage fut fort périlleux; le hardi marin, plusieurs fois rejeté au large, parvint enfin, à force d'énergie, à se cramponner à un morceau de roc, et il réussit à se hisser au-dessus des flots.

Là, il perdit connaissance, après s'être roulé dans son pavillon, et il ne revint au sentiment que sous les caresses de Duk et au bruit de ses aboiements.

Après les premiers soins, Hatteras put se lever et reprendre, au bras du docteur, le chemin de la chaloupe.

«Le pôle! le pôle Nord! répétait-il en marchant.

--Vous êtes heureux! lui disait le docteur.

--Oui, heureux! Et vous, mon ami, ne sentez-vous pas ce bonheur, cette joie de se trouver ici? Cette terre que nous foulons, c'est la terre du pôle! Cette mer que nous avons traversée, c'est la mer du pôle! Cet air que nous respirons, c'est l'air du pôle! Oh! le pôle Nord! le pôle Nord!»

En parlant ainsi, Hatteras était en proie à une exaltation violente, à une sorte de fièvre, et le docteur essayait en vain de le calmer. Ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire, et ses pensées bouillonnaient dans son cerveau. Clawbonny attribua cet état de surexcitation aux épouvantables périls que le capitaine venait de traverser.

Hatteras avait évidemment besoin de repos, et l'on s'occupa de chercher un lieu de campement.

Altamont trouva bientôt une grotte faite de rochers que leur chute avait arrangés en forme de caverne; Johnson et Bell y apportèrent les provisions et lâchèrent les chiens groënlandais.

Vers onze heures, tout fut préparé pour un repas; la toile de la tente servait de nappe; le déjeuner, composé de pemmican, de viande salée, de thé et de café, s'étalait à terre et ne demandait qu'à se laisser dévorer.