Au milieu de ces étonnements et de ces merveilles, la chaloupe voguait paisiblement au souffle d'un vent modéré que les grands albatros activaient parfois de leurs vastes ailes.
Vers le soir, Hatteras et ses compagnons perdirent de vue la côte de la Nouvelle-Amérique. Les heures de la nuit sonnaient pour les zones tempérées comme pour les zones équinoxiales; mais ici, le soleil, élargissant ses spirales, traçait un cercle rigoureusement parallèle à celui de l'Océan. La chaloupe, baignée dans ses rayons obliques, ne pouvait quitter ce centre lumineux qui se déplaçait avec elle.
Les êtres animés des régions hyperboréennes sentirent pourtant venir le soir, comme si l'astre radieux se fût dérobé derrière l'horizon. Les oiseaux, les poissons, les cétacés disparurent. Où? Au plus profond du ciel? Au plus profond de la mer? Qui l'eût pu dire? Mais, à leurs cris, à leurs sifflements, au frémissement des vagues agitées par la respiration des monstres marins, succéda bientôt la silencieuse immobilité; les flots s'endormirent dans une insensible ondulation, et la nuit reprit sa paisible influence sous les regards étincelants du soleil.
Depuis le départ d'Altamont-Harbour, la chaloupe avait gagné un degré dans le nord; le lendemain, rien ne paraissait encore à l'horizon, ni ces hauts pics qui signalent de loin les terres, ni ces signes particuliers auxquels un marin pressent l'approche des îles ou des continents.
Le vent tenait bon sans être fort; la mer était peu houleuse; le cortège des oiseaux et des poissons revint aussi nombreux que la veille; le docteur, penché sur les flots, put voir les cétacés quitter leur profonde retraite et monter peu à peu à la surface de la mer; quelques icebergs, et çà et là des glaçons épars, rompaient seuls l'immense monotonie de l'Océan.
Mais, en somme, les glaces étaient rares, et elles n'auraient pu gêner la marche d'un navire. Il faut remarquer que la chaloupe se trouvait alors à dix degrés au-dessus du pôle du froid, et, au point de vue des parallèles de température, c'est comme si elle eût été à dix degrés au-dessous. Rien d'étonnant, dès lors, que la mer fût libre à cette époque, comme elle le devait être par le travers de la baie de Disko, dans la mer de Baffin. Ainsi donc, un bâtiment aurait eu là ses coudées franches pendant les mois d'été.
Cette observation a une grande importance pratique; en effet, si jamais les baleiniers peuvent s'élever dans le bassin polaire, soit par les mers du nord de l'Amérique, soit par les mers du nord de l'Asie, ils sont assurés d'y faire rapidement leur cargaison, car cette partie de l'Océan paraît être le vivier universel, le réservoir général des baleines, des phoques et de tous les animaux marins.
A midi, la ligne d'eau se confondait encore avec la ligne du ciel; le docteur commençait à douter de l'existence d'un continent sous ces latitudes élevées.
Cependant, en réfléchissant, il était forcément conduit à croire à l'existence d'un continent boréal; en effet, aux premiers jours du monde, après le refroidissement de la croûte terrestre, les eaux, formées par la condensation des vapeurs atmosphériques, durent obéir à la force centrifuge, s'élancer vers les zones équatoriales et abandonner les extrémités immobiles du globe. De à l'émersion nécessaire des contrées voisines du pôle, Le docteur trouvait ce raisonnement fort juste.
Et il semblait tel à Hatteras.
Aussi les regards du capitaine essayaient de percer les brumes de l'horizon. Sa lunette ne quittait pas ses yeux. Il cherchait dans la couleur des eaux, dans la forme des vagues, dans le souffle du vent, les indices l'une terre prochaine. Son front se penchait en avant, et qui n'eût pas connu ses pensées l'eût admiré, cependant, tant il y avait dans son attitude d'énergiques désirs et d'anxieuses interrogations.
CHAPITRE XXII
LES APPROCHES DU PÔLE
Le temps s'écoulait au milieu de cette incertitude. Rien ne se montrait à cette circonférence si nettement arrêtée. Pas un point qui ne fût ciel ou mer. Pas même à la surface des flots, un brin de ces herbes terrestres qui firent tressaillir le coeur de Christophe Colomb marchant à la découverte de l'Amérique.