Enfin, puisque nous voilà tirés d'inquiétude à cet égard, il ne nous reste plus qu'à partir.
--En route!» dit Hatteras.
Un quart d'heure après, chacun avait pris place à bord de la chaloupe, qui, sa misaine déployée et son foc hissé, déborda rapidement d'Altamont-Harbour.
Cette traversée maritime commençait le mercredi 10 juillet; les navigateurs se trouvaient à une distance très rapprochée du pôle, exactement cent soixantequinze milles[1]; pour peu qu'une terre fût située à ce point du globe, la navigation par mer devait être très courte.
[1] 70 lieues 1/3.
Le vent était faible, mais favorable. Le thermomètre marquait cinquante degrés au-dessus de zéro (+10° centigrades); il faisait réellement chaud.
La chaloupe n'avait pas souffert du voyage sur le traîneau; elle était en parfait état, et se manoeuvrait facilement. Johnson tenait la barre; le docteur, Bell et l'Américain s'étaient accotés de leur mieux parmi les effets de voyage, disposés partie sur le pont, partie au-dessous.
Hatteras, placé à l'avant, fixait du regard ce point mystérieux vers lequel il se sentait attiré avec une insurmontable puissance, comme l'aiguille aimantée au pôle magnétique. Si quelque rivage se présentait, il voulait être le premier à le reconnaître. Cet honneur lui appartenait réellement.
Il remarquait d'ailleurs que la surface de l'Océan polaire était faite de lames courtes, telles que les mers encaissées en produisent. Il voyait là l'indice d'une terre prochaine, et le docteur partageait son opinion à cet égard.
Il est facile de comprendre pourquoi Hatteras désirait si vivement rencontrer un continent au pôle nord. Quel désappointement il eût éprouvé à voir la mer incertaine, insaisissable, s'étendre là où une portion de terre, si petite qu'elle fût, était nécessaire à ses projets! En effet, comment nominer d'un nom spécial un espace d'océan indéterminé? Comment planter en pleins flots le pavillon de son pays? Comment prendre possession au nom de Sa Gracieuse Majesté d'une partie de l'élément liquide?
Aussi, l'oeil fixe, Hatteras, sa boussole à la main, dévorait le nord de ses regards.
Rien, d'ailleurs, ne limitait l'étendue du bassin polaire jusqu'à la ligne de l'horizon; il s'en allait au loin se confondre avec le ciel pur de ces zones. Quelques montagnes de glace, fuyant au large, semblaient laisser passage à ces hardis navigateurs.
L'aspect de cette région offrait de singuliers caractères d'étrangeté. Cette impression tenait-elle à la disposition d'esprit de voyageurs très émus et supranerveux? Il est difficile de se prononcer. Cependant le docteur, dans ses notes quotidiennes, a dépeint cette physionomie bizarre clé l'Océan; il en parle comme en parlait Penny, suivant lequel ces contrées présentent un aspect «offrant le contraste le plus frappant d'une mer animée par des millions de créatures vivantes.»
La plaine liquide, colorée des nuances les plus vagues de l'outre-mer, se montrait également transparente et douée d'un incroyable pouvoir dispersif, comme si elle eût été faite de carbure de soufre. Cette diaphanéité permettait de la fouiller du regard jusqu'à des profondeurs incommensurables; il semblait que le bassin polaire fût éclairé par-dessous à la façon d'un immense aquarium; quelque phénomène électrique, produit au fond des mers, en illuminait sans doute les couches les plus reculées. Aussi la chaloupe semblait suspendue sur un abîme sans fond.
A la surface de ces eaux étonnantes, les oiseaux volaient en bandes innombrables, pareilles à des nuages épais et gros de tempêtes. Oiseaux de passage, oiseaux de rivage, oiseaux rameurs, ils offraient dans leur ensemble tous les spécimens de la grande famille aquatique, depuis l'albatros, si commun aux contrées australes jusqu'au pingouin des mers arctiques, mais avec des proportions gigantesques. Leurs cris produisaient un assourdissement continuel. A les considérer, le docteur perdait sa science de naturaliste; les noms de ces espèces prodigieuses lui échappaient, et il se surprenait à courber la tête, quand leurs ailes battaient l'air avec une indescriptible puissance.