Jules Verne

[1] 380 livres. [2] 150 lieues. [3] 5 lieues.

Ceux-ci se portaient bien; la santé générale était excellente; l'hiver, quoique rude, se terminait dans de suffisantes conditions de bien-être; chacun, après avoir écouté les avis du docteur, échappa aux maladies inhérentes à ces durs climats. En somme, on avait un peu maigri, ce qui ne laissait pas d'enchanter le digne Clawbonny; mais on s'était fait le corps et l'âme à cette âpre existence, et maintenant ces hommes acclimatés pouvaient affronter les plus brutales épreuves de la fatigue et du froid sans y succomber.

Et puis enfin, ils allaient marcher au but du voyage, à ce pôle inaccessible, après quoi il ne serait plus question que du retour. La sympathie qui réunissait maintenant les cinq membres de l'expédition devait les aider à réussir dans leur audacieux voyage, et pas un d'eux ne doutait du succès de l'entreprise.

En prévision d'une expédition lointaine, le docteur avait engagé ses compagnons à s'y préparer longtemps d'avance et à «s'entraîner» avec le plus grand soin.

«Mes amis, leur disait-il, je ne vous demande pas d'imiter les coureurs anglais, qui diminuent de dix-huit livres après deux jours d'entraînement, et de vingt-cinq après cinq jours; mais enfin il faut faire quelque chose afin de se placer dans les meilleures conditions possibles pour accomplir un long voyage. Or, le premier principe de l'entraînement est de supprimer la graisse chez le coureur comme chez le jockey, et cela, au moyen de purgatifs, de transpirations et d'exercices violents; ces gentlemen savent qu'ils perdront tant par médecine, et ils arrivent à des résultats d'une justesse incroyable; aussi, tel qui avant l'entraînement ne pouvait courir l'espace d'un mille sans perdre haleine, en fait facilement vingt-cinq après! On a cité un certain Townsend qui faisait cent milles en douze heures sans s'arrêter.

--Beau résultat, répondit Johnson, et bien que nous ne soyons pas très gras, s'il faut encore maigrir...

--Inutile, Johnson; mais, sans exagérer, on ne peut nier que l'entraînement n'ait de bons effets; il donne aux os plus de résistance, plus d'élasticité aux muscles, de la finesse à l'ouïe, et de la netteté à la vue; ainsi, ne l'oublions pas.»

Enfin, entraînés ou non, les voyageurs furent prêts le 23 juin; c'était un dimanche, et ce jour fut consacré à un repos absolu.

L'instant du départ approchait, et les habitants du Fort-Providence ne le voyaient pas arriver sans une certaine émotion. Cela leur faisait quelque peine au coeur de laisser cette hutte de neige, qui avait si bien rempli son rôle de maison, cette baie Victoria, cette plage hospitalière où s'étaient passés les derniers mois de l'hivernage. Retrouverait-on ces constructions au retour? Les rayons du soleil n'allaient-ils pas achever de fondre leurs fragiles murailles?

En somme, de bonnes heures s'y étaient écoulées! Le docteur, au repas du soir, rappela à ses compagnons ces émouvants souvenirs, et il n'oublia pas de remercier le Ciel de sa visible protection.

Enfin l'heure du sommeil arriva. Chacun se coucha tôt pour se lever de grand matin. Ainsi s'écoula la dernière nuit passée au Fort-Providence.

CHAPITRE XIX

MARCHE AU NORD

Le lendemain, dès l'aube, Hatteras donna le signal du départ. Les chiens furent attelés au traîneau; bien nourris, bien reposés, après un hiver passé dans des conditions très confortables, ils n'avaient aucune raison pour ne pas rendre de grands services pendant l'été. Ils ne se firent donc pas prier pour revêtir leur harnachement de voyage.

Bonnes bêtes, après tout, que ces chiens groënlandais; leur sauvage nature s'était formée peu à peu; ils perdaient de leur ressemblance avec le loup, pour se rapprocher de Duk, ce modèle achevé de la race canine: en un mot, ils se civilisaient.

Duk pouvait certainement demander une part dans leur éducation; il leur avait donné des leçons de bonne compagnie et prêchait d'exemple; en sa qualité d'Anglais, très pointilleux sur la question du «cant», il fut longtemps à se familiariser avec des chiens «qui ne lui avaient pas été présentés», et, dans le principe, il ne leur parlait pas; mais, à force de partager les mêmes dangers, les mêmes privations, la même fortune, ces animaux de race différente frayèrent peu à peu ensemble.