Jules Verne

Les cinq ours les touchaient presque, et de son couteau le capitaine avait dû parer un coup de patte qui lui fut violemment porté.

En un clin d'oeil, Hatteras et ses compagnons furent renfermés dans la maison. Les animaux s'étaient arrêtés sur le plateau supérieur formé par la troncature du cône.

«Enfin, s'écria Hatteras, nous pourrons nous défendre plus avantageusement, cinq contre cinq!

--Quatre contre cinq! s'écria Johnson d'une voix terrifiée.

--Comment? fit Hatteras.

--Le docteur! répondit Johnson, en montrant le salon vide.

--Eh bien!

--Il est du côté de l'île!

--Le malheureux! s'écria Bell.

--Nous ne pouvons l'abandonner ainsi, dit Altamont.

--Courons!» fit Hatteras.

Il ouvrit rapidement la porte, mais il eut à peine le temps de la refermer; un ours avait failli lui briser le crâne d'un coup de griffe.

«Ils sont là! s'écria-t-il.

--Tous? demanda Bell.

--Tous!» répondit Hatteras.

Altamont se précipita vers les fenêtres, dont il combla les baies avec des morceaux de glace enlevés aux murailles de la maison. Ses compagnons l'imitèrent sans parler; le silence ne fut interrompu que par les jappements sourds de Duk.

Mais, il faut le dire, ces hommes n'avaient qu'une seule pensée; ils oubliaient leur propre danger et ne songeaient qu'au docteur. A lui, non à eux. Pauvre Clawbonny! si bon, si dévoué, l'âme de cette petite colonie! pour la première fois, il n'était pas là; des périls extrêmes, une mort épouvantable peut-être l'attendaient, car, son excursion terminée, il reviendrait tranquillement au Fort-Providence et se trouverait en présence de ces féroces animaux.

Et nul moyen pour le prévenir!

«Cependant, dit Johnson, ou je me trompe fort, ou il doit être sur ses gardes; vos coups de feu répétés ont dû l'avertir, et il ne peut manquer de croire à quelque événement extraordinaire.

--Mais s'il était loin alors, répondit Altamont, et s'il n'a pas compris? Enfin, sur dix chances, il y en a huit pour qu'il revienne sans se douter du danger! Les ours sont abrités par l'escarpe du fort, et il ne peut les apercevoir!

--Il faut donc se débarrasser de ces dangereuses bêtes avant son retour, répondit Hatteras.

--Mais comment?» fit Bell.

La réponse à cette question était difficile. Tenter une sortie paraissait impraticable. On avait eu soin de barricader le couloir, mais les ours pouvaient avoir facilement raison de ces obstacles, si l'idée leur en prenait; ils savaient à quoi s'en tenir sur le nombre et la force de leurs adversaires, et il leur serait aisé d'arriver jusqu'à eux.

Les prisonniers s'étaient postés dans chacune des chambres de Doctor's-House afin de surveiller toute tentative d'invasion; en prêtant l'oreille, ils entendaient les ours aller, venir, grogner sourdement, et gratter de leurs énormes pattes les murailles de neige.

Cependant il fallait agir; le temps pressait. Altamont résolut de pratiquer une meurtrière, afin de tirer sur les assaillants; en quelques minutes, il eut creusé une sorte de trou dans le mur de glace; il y introduisit son fusil; mais, à peine l'arme passa-t-elle au-dehors, qu'elle lui fut arrachée des mains avec une puissance irrésistible, sans qu'il pût faire feu.

«Diable! s'écria-t-il, nous ne sommes pas de force.»

Et il se hâta de reboucher la meurtrière.

Cette situation durait déjà depuis une heure, et rien n'en faisait prévoir le terme. Les chances d'une sortie furent encore discutées; elles étaient faibles, puisque les ours ne pouvaient être combattus séparément. Néanmoins, Hatteras et ses compagnons, pressés d'en finir, et, il faut le dire, très confus d'être ainsi tenus en prison par des bêtes, allaient tenter une attaque directe, quand le capitaine imagina un nouveau moyen de défense.

Il prit le poker[1] qui servait à Johnson à dégager ses fourneaux et le plongea dans le brasier du poêle; puis il pratiqua une ouverture dans la muraille de neige, mais sans la prolonger jusqu'au-dehors, et de manière à conserver extérieurement une légère couche de glace.

[1] Longue tige de fer destinée à arriser le feu des fourneaux.