--Cela n'est pas douteux, répondit le docteur; évitons de nous montrer. Nous ne sommes pas de force à combattre avec succès.
--Mais où peuvent être ces damnés ours? s'écria Bell.
--Derrière quelques glaçons de l'est, d'où ils nous guettent; n'allons pas nous aventurer imprudemment.
--Et la chasse? fit Altamont.
--Remettons-la à quelques jours, répondit le docteur; effaçons de nouveau les traces les plus rapprochées, et nous verrons demain matin si elles se sont renouvelées. De cette façon, nous serons au courant des manoeuvres de nos ennemis.»
Le conseil du docteur fut suivi, et l'on revint se caserner dans le fort; la présence de ces terribles bêtes empêchait toute excursion. On surveilla attentivement les environs de la baie Victoria. Le phare fut abattu; il n'avait aucune utilité actuelle et pouvait attirer l'attention des animaux; le fanal et les fils électriques furent serrés dans la maison; puis, à tour de rôle, chacun se mit en observation sur le plateau supérieur.
C'étaient de nouveaux ennuis de solitude à subir; mais le moyen d'agir autrement? On ne pouvait pas se compromettre dans une lutte si inégale, et la vie de chacun était trop précieuse pour la risquer imprudemment. Les ours, ne voyant plus rien, seraient peut-être dépistés, et, s'ils se présentaient isolément pendant les excursions, on pourrait les attaquer avec chance de succès.
Cependant cette inaction était relevée par un intérêt nouveau: il y avait à surveiller, et chacun ne regrettait pas d'être un peu sur le qui-vive.
La journée du 28 avril se passa sans que les ennemis eussent donné signe d'existence. Le lendemain, on alla reconnaître les traces avec un vif sentiment de curiosité, qui fut suivi d'exclamations d'étonnement.
Il n'y avait plus un seul vestige, et la neige déroulait au loin son tapis intact.
«Bon! s'écria Altamont. les ours sont dépistés! ils n'ont pas eu de persévérance! ils se sont fatigués d'attendre! ils sont partis! Bon vovage! et maintenant, en chasse!
--Eh! eh! répliqua le docteur, qui sait? Pour plus de sûreté, mes amis, je vous demande encore un jour de surveillance. Il est certain que l'ennemi n'est pas revenu cette nuit, du moins de ce côté...
--Faisons le tour du plateau, dit Altamont, et nous saurons à quoi nous en tenir.
--Volontiers», dit le docteur.
Mais on eut beau relever avec soin tout l'espace dans un rayon de deux milles, il fut impossible de retrouver la moindre trace.
«Eh bien, chassons-nous? demanda l'impatient Américain.
--Attendons à demain, répondit le docteur.
--A demain donc», répondit Altamont, qui avait de la peine à se résigner.
On rentra dans le fort. Cependant, comme la veille, chacun dut, pendant une heure, aller reprendre son poste d'observation.
Quand le tour d'Altamont arriva, il alla relever Bell an sommet du cône.
Dès qu'il lut parti, Hatteras appela ses compagnons autour de lui. Le docteur quitta son cahier de notes, et Johnson ses fourneaux.
On pouvait croire qu'Hatteras allait causer des dangers de la situation; il n'y pensait même pas.
«Mes amis, dit-il, profitons de l'absence de cet Américain pour parler de nos affaires: il y a des choses qui ne peuvent le regarder et dont je ne veux pas qu'il se mêle.»
Les interlocuteurs du capitaine se regardèrent, ne sachant pas où il voulait en venir.
«Je désire, dit-il, m'entendre avec vous sur nos projets futurs.
--Bien, bien, répondit le docteur; causons, puisque nous sommes seuls.
--Dans un mois, reprit Hatteras, dans six semaines au plus tard, le moment des grandes excursions va revenir. Avez-vous pensé à ce qu'il conviendrait d'entreprendre pendant l'été?
--Et vous, capitaine? demanda Johnson.
--Moi, je puis dire que pas une heure de ma vie ne s'écoule, qui ne me trouve en présence de mon idée, j'estime que pas un de vous n'a l'intention de revenir sur ses pas?...»
Cette insinuation fut laissée sans réponse immédiate.
«Pour mon compte, reprit Hatteras, dussé-je aller seul, j'irai jusqu'au pôle nord; nous en sommes à trois cent soixante milles au plus.