Jules Verne

C'était le bonheur complet en dehors de la société. Et puis, ces îles enchantées, ces terres charitables se trouvaient sur la route des navires; le naufragé pouvait toujours espérer d'être recueilli, et il attendait patiemment qu'on vînt l'arracher à son heureuse existence.

Mais ici, sur cette côte de la Nouvelle-Amérique, quelle différence! Cette comparaison, le docteur la faisait quelquefois, mais il la gardait pour lui, et surtout il pestait contre son oisiveté forcée.

Il désirait avec ardeur le retour du dégel pour reprendre ses excursions, et cependant il ne voyait pas ce moment arriver sans crainte, car il prévoyait des scènes graves entre Hatteras et Altamont. Si jamais on poussait jusqu'au pôle, qu'arriverait-il de la rivalité de ces deux hommes?

Il fallait donc parer à tout événement, amener peu à peu ces rivaux à une entente sincère, à une franche communion d'idées; mais réconcilier un Américain et un Anglais, deux hommes que leur origine commune rendait plus ennemis encore, l'un pénétré de toute la morgue insulaire, l'autre doué de l'esprit spéculatif, audacieux et brutal de sa nation, quelle tâche remplie de difficultés!

Quand le docteur réfléchissait à cette implacable concurrence des hommes, à cette rivalité des nationalités, il ne pouvait se retenir, non de hausser les épaules, ce qui ne lui arrivait jamais, mais de s'attrister sur les faiblesses humaines.

Il causait souvent de ce sujet avec Johnson; le vieux marin et lui s'entendaient tous les deux à cet égard; ils se demandaient quel parti prendre, par quelles atténuations arriver à leur but, et ils entrevoyaient bien des complications dans l'avenir.

Cependant, le mauvais temps continuait; on ne pouvait songer à quitter, même une heure, le Fort-Providence. Il fallait demeurer jour et nuit dans la maison de neige. On s'ennuyait, sauf le docteur, qui trouvait toujours moyen de s'occuper.

«Il n'y a donc aucune possibilité de se distraire? dit un soir Altamont. Ce n'est vraiment pas vivre, que vivre de la sorte, comme des reptiles enfouis pour tout un hiver.

--En effet, répondit le docteur; malheureusement, nous ne sommes pas assez nombreux pour organiser un système quelconque de distractions!

--Ainsi, reprit l'Américain, vous croyez que nous aurions moins à faire pour combattre l'oisiveté, si nous étions en plus grand nombre?

--Sans doute, et lorsque des équipages complets ont passé l'hiver dans les régions boréales, ils trouvaient bien le moyen de ne pas s'ennuyer.

--Vraiment, dit Altamont, je serais curieux de savoir comment ils s'y prenaient; il fallait des esprits véritablement ingénieux pour extraire quelque gaieté d'une situation pareille. Ils ne se proposaient pas des charades à deviner, je suppose!

--Non, mais il ne s'en fallait guère, répondit le docteur; et ils avaient introduit dans ces pays hyperboréens deux grandes causes de distraction: la presse et le théâtre.

--Quoi! ils avaient un journal? repartit l'Américain.

--Ils jouaient la comédie? s'écria Bell.

--Sans doute, et ils y trouvaient un véritable plaisir. Aussi, pendant son hivernage à l'île Melville, le commandant Parry proposa-t-il ces deux genres de plaisir à ses équipages, et la proposition eut un succès immense.

--Eh bien, franchement, répondit Johnson, j'aurais voulu être là; ce devait être curieux.

--Curieux et amusant, mon brave Johnson; le lieutenant Beechey devint directeur du théâtre, et le capitaine Sabine rédacteur en chef de la _Chronique d'hiver ou Gazette de la Géorgie du Nord_.

--Bons titres, fit Altamont.

--Ce journal parut chaque lundi, depuis le 1er novembre 1819 jusqu'au 20 mars 1820. Il rapportait tous les incidents de l'hivernage, les chasses, les faits divers, les accidents de météorologie, la température; il renfermait des chroniques plus ou moins plaisantes; certes, il ne fallait pas chercher là l'esprit de Sterne ou les articles charmants du _Daily Telegraph_; mais enfin, on s'en tirait, on se distrayait; les lecteurs n'étaient ni difficiles ni blasés, et jamais, je crois, métier de journaliste ne fut plus agréable à exercer.