Jules Verne

Pendant leur absence, Hatteras devait reconnaître la côte et faire quelques relevés. Le docteur eut soin de mettre le phare en activité; ses rayons luttèrent avantageusement avec les rayons de l'astre radieux; en effet, la lumière électrique, équivalente à celle de trois mille bougies ou de trois cents becs de gaz, est la seule qui puisse soutenir la comparaison avec l'éclat solaire.

Le froid était vif, sec et tranquille. Les chasseurs se dirigèrent vers le cap Washington; la neige durcie favorisait leur marche. En une demi-heure, ils franchirent les trois milles qui séparaient le cap du Fort-Providence. Duk gambadait autour d'eux.

La côte s'infléchissait vers l'est, et les hauts sommets de la baie Victoria tendaient à s'abaisser du côté du nord. Cela donnait à supposer que la Nouvelle-Amérique pourrait bien n'être qu'une île; mais il n'était pas alors question de déterminer sa configuration.

Les chasseurs prirent par le bord de la mer et s'avancèrent rapidement. Nulle trace d'habitation, nul reste de hutte; ils foulaient un sol vierge de tout pas humain.

Ils firent ainsi une quinzaine de milles pendant les trois premières heures, mangeant sans s'arrêter; mais leur chasse menaçait d'être infructueuse. En effet, c'est à peine s'ils virent des traces de lièvre, de renard ou de loup. Cependant, quelques snow-birds[1], voltigeant ça et là, annonçaient le retour du printemps et des animaux arctiques.

[1] Oiseaux de neige

Les trois compagnons avaient dû s'enfoncer dans les terres pour tourner des ravins profonds et des rochers à pic qui se reliaient au Bell-Mount; mais, après quelques retards, ils parvinrent à regagner le rivage; les glaces n'étaient pas encore séparées. Loin de là, la mer restait toujours prise; cependant des traces de phoques annonçaient les premières visites de ces amphibies, qui venaient déjà respirer à la surface de l'ice-field. Il était même évident, à de larges empreintes, à de fraîches cassures de glaçons, que plusieurs d'entre eux avaient pris terre tout récemment.

Ces animaux sont très avides des rayons du soleil, et ils s'étendent volontiers sur les rivages pour se laisser pénétrer par sa bienfaisante chaleur.

Le docteur fit observer ces particularités à ses compagnons.

«Remarquons cette place avec soin, leur dit-il; il est fort possible que, l'été venu, nous rencontrions ici des phoques par centaines; ils se laissent facilement approcher dans les parages peu fréquentés des hommes, et on s'en empare aisément. Mais il faut bien se garder de les effrayer, car alors ils disparaissent comme par enchantement et ne reviennent plus; c'est ainsi que des pêcheurs maladroits, au lieu de les tuer isolément, les ont souvent attaqués en masse, avec bruit et vociférations, et ont perdu ou compromis leur chargement.

--Les chasse-t-on seulement pour avoir leur peau ou leur huile? demanda Bell.

--Les Européens, oui, mais, ma foi, les Esquimaux les mangent; ils en vivent, et ces morceaux de phoque, qu'ils mélangent dans le sang et la graisse, n'ont rien d'appétissant. Après tout, il y a manière de s'y prendre, et je me chargerais d'en tirer de fines côtelettes qui ne seraient point à dédaigner pour qui se ferait à leur couleur noirâtre.

--Nous vous verrons à l'oeuvre, répondit Bell; je m'engage, de confiance, à manger de la chair de phoque tant que cela vous fera plaisir. Vous m'entendez, monsieur Clawbonny?

--Mon brave Bell, vous voulez dire tant que cela vous fera plaisir. Mais vous aurez beau faire, vous n'égalerez jamais la voracité du Groënlandais, qui consomme jusqu'à dix et quinze livres de cette viande par jour.

--Quinze livres! fit Bell. Quels estomacs!

--Des estomacs polaires, répondit le docteur, des estomacs prodigieux, qui se dilatent à volonté, et, j'ajouterai, qui se contractent de même, aptes à supporter la disette comme l'abondance. Au commencement de son dîner, l'Esquimau est maigre; à la fin, il est gras, et on ne le reconnaît plus! Il est vrai que son dîner dure souvent une journée entière.

--Évidemment, dit Altamont, cette voracité est particulière aux habitants des pays froids?

--Je le crois, répondit le docteur; dans les régions arctiques, il faut manger beaucoup; c'est une des conditions non seulement de la force, mais de l'existence.