Le docteur, Bell et Johnson atteignirent ce plateau en taillant à la hache les blocs de glace; il se trouvait parfaitement uni. Le docteur, après avoir reconnu l'excellence de l'emplacement, résolut de le déblayer des dix pieds de neige durcie qui le recouvraient; il fallait en effet établir l'habitation et les magasins sur une base solide.
Pendant la journée du lundi, du mardi et du mercredi, on travailla sans relâche; enfin le sol apparut; il était formé d'un granit très dur à grain serré, dont les arêtes vives avaient l'acuité du verre; il renfermait en outre des grenats et clé grands cristaux de feldspath, que la pioche fit jaillir.
Le docteur donna alors les dimensions et le plan de la snow-house[1]; elle devait avoir quarante pieds de long sur vingt de large et dix pieds de haut; elle était divisée en trois chambres, un salon, une chambre à coucher et une cuisine; il n'en fallait pas davantage. A gauche se trouvait la cuisine; à droite, la chambre à coucher; au milieu, le salon.
[1] Maison de neige.
Pendant cinq jours, le travail fut assidu. Les matériaux ne manquaient pas; les murailles de glace devaient être assez épaisses pour résister aux dégels, car il ne fallait pas risquer de se trouver sans abri, même en été.
A mesure que la maison s'élevait, elle prenait bonne tournure; elle présentait quatre fenêtres de façade, deux pour le salon, une pour la cuisine, une autre pour la chambre à coucher; les vitres en étaient faites de magnifiques tables de glace, suivant la mode esquimaue, et laissaient passer une lumière douce comme celle du verre dépoli.
Au-devant du salon, entre ses deux fenêtres, s'allongeait un couloir semblable à un chemin couvert, et qui donnait accès dans la maison; une porte solide enlevée à la cabine du _Porpoise_ le fermait hermétiquement. La maison terminée, le docteur fut enchanté de son ouvrage; dire à quel style d'architecture cette construction appartenait eût été difficile, bien que l'architecte eût avoué ses préférences pour le gothique saxon, si répandu en Angleterre; mais il était question de solidité avant tout; le docteur se borna donc à revêtir la façade de robustes contreforts, trapus comme des piliers romans; au-dessus, un toit à pente roide s'appuyait à la muraille de granit. Celle-ci servait également de soutien aux tuyaux des poêles qui conduisaient la fumée au-dehors.
Quand le gros oeuvre fut terminé, on s'occupa de l'installation intérieure. On transporta dans la chambre les couchettes du _Porpoise_; elles furent disposées circulairement autour d'un vaste poêle. Banquettes, chaises, fauteuils, tables, armoires furent installés aussi dans le salon qui servait de salle à manger; enfin la cuisine reçut les fourneaux du navire avec leurs divers ustensiles. Des voiles tendues sur le sol formaient tapis et faisaient aussi fonction de portières aux portes intérieures qui n'avaient pas d'autre fermeture.
Les murailles de la maison mesuraient communément cinq pieds d'épaisseur, et les baies des fenêtres ressemblaient à des embrasures de canon.
Tout cela était d'une extrême solidité; que pouvait-on exiger de plus? Ah! si l'on eût écouté le docteur, que n'eût-il pas fait au moyen de cette glace et de cette neige, qui se prêtent si facilement à toutes les combinaisons! Il ruminait tout le long du jour mille projets superbes qu'il ne songeait guère à réaliser, mais il amusait ainsi le travail commun par les ressources de son esprit.
D'ailleurs, en bibliophile qu'il était, il avait lu un livre assez rare de M. Kraft, ayant pour titre: _Description détaillée de la maison de glace construite à Saint-Pétersbourg, en janvier 1740, et de tous les objets qu'elle renfermait_. Et ce souvenir surexcitait son esprit inventif. Il raconta même un soir à ses compagnons les merveilles de ce palais de glace.
«Ce que l'on a fait à Saint-Pétersbourg, leur dit-il, ne pouvons-nous le faire ici? Que nous manque-t-il? Rien, pas même l'imagination!
--C'était donc bien beau? demanda Johnson.
--C'était féerique, mon ami! La maison construite par ordre de l'impératrice Anne, et dans laquelle elle fit faire les noces de l'un de ses bouffons, en 1740, avait à peu près la grandeur de la nôtre; mais, au-devant de sa façade, six canons de glace s'allongeaient sur leurs affûts; on tira plusieurs fois à boulet et à poudre, et ces canons n'éclatèrent pas; il y avait également des mortiers taillés pour des bombes de soixante livres; ainsi nous pourrions établir au besoin une artillerie formidable: le bronze n'est pas loin, et il nous tombe du ciel.