Jules Verne

A la rigueur, on peut se caser provisoirement dans le navire; pendant ce temps, nous bâtirons une solide maison, capable de nous protéger contre le froid et les animaux. Je me charge d'en être l'architecte, et vous me verrez à l'oeuvre!

--Je ne doute pas de vos talents, monsieur Clawbonny, répondit Johnson; installons-nous ici de notre mieux, et nous ferons l'inventaire de ce que renferme ce navire; malheureusement, je ne vois ni chaloupe, ni canot, et ces débris sont en trop mauvais état pour nous permettre de construire une embarcation.

--Qui sait? répondit le docteur; avec le temps et la réflexion, on fait bien des choses; maintenant, il n'est pas question de naviguer, mais de se créer une demeure sédentaire: je propose donc de ne pas former d'autres projets et de faire chaque chose à son heure.

--Cela est sage, répondit Hatteras; commençons par le plus pressé.»

Les trois compagnons quittèrent le navire, revinrent au traîneau et firent part de leurs idées à Bell et à l'Américain. Bell se déclara prêt à travailler; l'Américain secoua la tête en apprenant qu'il n'y avait rien à faire de son navire; mais, comme cette discussion eût été oiseuse en ce moment, on s'en tint au projet de se réfugier d'abord dans le _Porpoise_ et de construire une vaste habitation sur la côte.

A quatre heures du soir, les cinq voyageurs étaient installés tant bien que mal dans le faux pont; au moyen d'esparres et de débris de mâts, Bell avait installé un plancher à peu près horizontal; on y plaça les couchettes durcies par la gelée, que la chaleur d'un poêle ramena bientôt à leur état naturel. Altamont, appuyé sur le docteur, put se rendre sans trop de peine au coin qui lui avait été réservé. En mettant le pied sur son navire, il laissa échapper un soupir de satisfaction qui ne parut pas de trop bon augure au maître d'équipage.

«Il se sent chez lui, pensa le vieux marin, et on dirait qu'il nous invite!»

Le reste de la journée fut consacré au repos. Le temps menaçait de changer, sous l'influence des coups de vent de l'ouest; le thermomètre placé à l'extérieur marqua vingt-six degrés (-32° centigrades).

En somme, le _Porpoise_ se trouvait placé au-delà du pôle du froid et sous une latitude relativement moins glaciale, quoique plus rapprochée du nord.

On acheva, ce jour-là, de manger les restes de l'ours, avec des biscuits trouvés dans la soute du navire et quelques tasses de thé; puis la fatigue l'emporta, et chacun s'endormit d'un profond sommeil.

Le matin, Hatteras et ses compagnons se réveillèrent un peu tard. Leurs esprits suivaient la pente d'idées nouvelles; l'incertitude du lendemain ne les préoccupait plus; ils ne songeaient qu'à s'installer d'une confortable façon. Ces naufragés se considéraient comme des colons arrivés à leur destination, et, oubliant les souffrances du voyage, ils ne pensaient plus qu'à se créer un avenir supportable.

«Ouf! s'écria le docteur en se détirant les bras, c'est quelque chose de n'avoir point à se demander où l'on couchera le soir et ce que l'on mangera le lendemain.

--Commençons par faire l'inventaire du navire», répondit Johnson.

Le _Porpoise_ avait été parfaitement équipé et approvisionné pour une campagne lointaine.

L'inventaire donna les quantités de provisions suivantes: six mille cent cinquante livres de farine, de graisse, de raisins secs pour les poudings; deux mille livres de boeuf et de cochon salé; quinze cents livres de pemmican; sept cents livres de sucre, autant de chocolat; une caisse et demie de thé, pesant quatre-vingt seize livres: cinq cents livres de riz; plusieurs barils de fruits et de légumes conservés; du lime-juice en abondance, des graines de cochlearia, d'oseille, de cresson; trois cents gallons de rhum et d'eau-de-vie. La soute offrait une grande quantité de poudre, de balles et de plomb; le charbon et le bois se trouvaient en abondance. Le docteur recueillit avec soin les instruments de physique et de navigation, et même une forte pile de Bunsen, qui avait été emportée dans le but de faire des expériences d'électricité.