Jules Verne

Johnson l'ouvrit et ne trouva que de l'eau dans son estomac; l'ours n'avait évidemment pas mangé depuis longtemps; cependant il était fort gras et pesait plus de quinze cents livres; il fut divisé en quatre quartiers, dont chacun donna deux cents livres de viande, et les chasseurs traînèrent toute cette chair jusqu'à la maison de neige, sans oublier le coeur de l'animal, qui, trois heures après, battait encore avec force.

Les compagnons du docteur se seraient volontiers jetés sur cette viande crue, mais celui-ci les retint et demanda le temps de la faire griller.

Clawbonny, en rentrant dans la maison, avait été frappé du froid qui y régnait; il s'approcha du poêle et le trouva complètement éteint; les occupations de la matinée, les émotions mêmes, avaient fait oublier à Johnson ce soin dont il était habituellement chargé.

Le docteur se mit en devoir de rallumer le feu, mais il ne rencontra pas une seule étincelle parmi les cendres déjà refroidies.

«Allons, un peu de patience!» se dit-il.

Il revint au traîneau chercher de l'amadou, et demanda son briquet à Johnson.

«Le poêle est éteint, lui dit-il.

--C'est de ma faute», répondit Johnson.

Et il chercha son briquet dans la poche où il avait l'habitude de le serrer; il fut surpris de ne pas l'y trouver.

Il tâta ses autres poches, sans plus de succès; il rentra dans la maison de neige, retourna en tous sens la couverture sur laquelle il avait passé la nuit, et ne fut pas plus heureux.

«Eh bien?» lui criait le docteur.

Johnson revint et regarda ses compagnons.

«Le briquet, ne l'avez-vous pas, monsieur Clawbonny? dit-il.

--Non. Johnson.

--Ni vous, capitaine?

--Non, répondit Hatteras.

--Il a toujours été en votre possession, reprit le docteur.

--Eh bien, je ne l'ai plus... murmura le vieux marin en pâlissant.

--Plus!» s'écria le docteur, qui ne put s'empêcher de tressaillir.

Il n'existait pas d'autre briquet, et cette perte pouvait amener des conséquences terribles.

«Cherchez bien, Johnson», dit le docteur.

Celui-ci courut vers le glaçon derrière lequel il avait guetté l'ours, puis au lieu même du combat où il l'avait dépecé; mais il ne trouva rien. Il revint désespéré. Hatteras le regarda sans lui faire un seul reproche.

«Cela est grave, dit-il au docteur.

--Oui, répondit ce dernier.

--Nous n'avons pas même un instrument, une lunette dont nous puissions enlever la lentille pour nous procurer du feu.

--Je le sais, répondit le docteur, et cela est malheureux, car les rayons du soleil auraient eu assez de force pour allumer de l'amadou.

--Eh bien, répondit Hatteras, il faut apaiser notre faim avec cette viande crue; puis nous reprendrons notre marche, et nous tâcherons d'arriver au navire.

--Oui! disait le docteur, plongé dans ses réflexions, oui, cela serait possible à la rigueur. Pourquoi pas? On pourrait essayer...

--A quoi songez-vous? demanda Hatteras.

--Une idée qui me vient...

--Une idée! s'écria Johnson. Une idée de vous! Nous sommes sauvés alors!

--Réussira-t-elle, répondit le docteur, c'est une question!

--Quel est votre projet? dit Hatteras.

--Nous n'avons pas de lentille, eh bien, nous en ferons une.

--Comment? demanda Johnson.

--Avec un morceau de glace que nous taillerons.

--Quoi? vous croyez?...

--Pourquoi pas? il s'agit de faire converger les rayons du soleil vers un foyer commun, et la glace peut nous servir à cela comme le meilleur cristal.

--Est-il possible? fit Johnson.

--Oui, seulement je préférerais de la glace d'eau douce à la glace d'eau salée; elle est plus transparente et plus dure.

--Mais, si je ne me trompe, dit Johnson en indiquant un hummock à cent pas à peine, ce bloc d'aspect presque noirâtre et cette couleur verte indiquent...

--Vous avez raison; venez, mes amis; prenez votre hache, Johnson.»

Les trois hommes se dirigèrent vers le bloc signalé, qui se trouvait effectivement formé de glace d'eau douce.

Le docteur en fit détacher un morceau d'un pied de diamètre, et il commença à le tailler grossièrement avec la hache; puis il en rendit la surface plus égale au moyen de son couteau; enfin il le polit peu à peu avec sa main, et il obtint bientôt une lentille transparente comme si elle eût été faite du plus magnifique cristal.