Jules Verne

--Demain!

--Vous n'avez pas de balle!

--J'en ferai.

--Vous n'avez pas de plomb!

--Non, mais j'ai du mercure!»

Et, cela dit, le docteur prit le thermomètre; il marquait à l'intérieur cinquante degrés au-dessus de zéro (+ 10° centigrades). Le docteur sortit, plaça l'instrument sur un glaçon et rentra bientôt. La température extérieure était de cinquante degrés au-dessous de zéro (-47° centigrades).

«A demain, dit-il au vieux marin; dormez, et attendons le lever du soleil.»

La nuit se passa dans les souffrances de la faim; seul, le maître d'équipage et le docteur purent les tempérer par un peu d'espoir.

Le lendemain, aux premiers rayons du jour, le docteur, suivi de Johnson, se précipita dehors et courut au thermomètre; tout le mercure s'était réfugié dans la cuvette, sous la forme d'un cylindre compact. Le docteur brisa l'instrument et en retira de ses doigts, prudemment gantés, un véritable morceau de métal très peu malléable et d'une grande dureté. C'était un vrai lingot.

«Ah! monsieur Clawbonny, s'écria le maître d'équipage, voilà qui est merveilleux! Vous êtes un fier homme!

--Non, mon ami, répondit le docteur, je suis seulement un homme doué d'une bonne mémoire et qui a beaucoup lu.

--Que voulez-vous dire?

--Je me suis souvenu à propos d'un fait relaté par le capitaine Ross dans la relation de son voyage: il dit avoir percé une planche d'un pouce d'épaisseur avec un fusil chargé d'une balle de mercure gelé; si j'avais eu de l'huile à ma disposition, c'eût été presque la même chose, car il raconte également qu'une balle d'huile d'amande douce, tirée contre un poteau, le fendit et rebondit à terre sans avoir été cassée.

--Cela n'est pas croyable!

--Mais cela est, Johnson; voici donc un morceau de métal qui peut nous sauver la vie; laissons-le à l'air avant de nous en servir, et voyons si l'ours ne nous a pas abandonnés.»

En ce moment, Hatteras sortit de la hutte; le docteur lui montra le lingot et lui fit part de son projet; le capitaine lui serra la main, et les trois chasseurs se mirent à observer l'horizon.

Le temps était clair. Hatteras, s'étant porté en avant de ses compagnons découvrit l'ours à moins de six cents toises.

L'animal, assis sur son derrière, balançait tranquillement la tête, en aspirant les émanations de ces hôtes inaccoutumés.

«Le voilà! s'écria le capitaine.

--Silence!» fit le docteur.

Mais l'énorme quadrupède, lorsqu'il aperçut les chasseurs, ne bougea pas. Il les regardait sans frayeur ni colère. Cependant il devait être fort difficile de l'approcher.

«Mes amis, dit Hatteras, il ne s'agit pas ici d'un vain plaisir, mais de notre existence à sauver. Agissons en hommes prudents.

--Oui, répondit le docteur, nous n'avons qu'un seul coup de fusil à notre disposition. Il ne faut pas manquer l'animal; s'il s'enfuyait, il serait perdu pour nous, car il dépasse un lévrier à la course.

--Eh bien, il faut aller droit à lui, répondit Johnson; on risque sa vie! qu'importe? je demande à risquer la mienne.

--Ce sera moi! s'écria le docteur.

--Moi! répondit simplement Hatteras.

--Mais, s'écria Johnson, n'êtes-vous pas plus utile au salut de tous qu'un vieux bonhomme de mon âge?

--Non, Johnson, reprit le capitaine, laissez-moi faire; je ne risquerai pas ma vie plus qu'il ne faudra; il sera possible, au surplus, que je vous appelle à mon aide.

--Hatteras, demanda le docteur, allez-vous donc marcher vers cet ours?

--Si j'étais certain de l'abattre, dût-il m'ouvrir le crâne, je le ferais, docteur, mais à mon approche il pourrait s'enfuir. C'est un être plein de ruse; tâchons d'être plus rusés que lui.

--Que comptez-vous faire?

--M'avancer jusqu'à dix pas sans qu'il soupçonne ma présence.

--Et comment cela?

--Mon moyen est hasardeux, mais simple. Vous avez conservé la peau du phoque que vous avez tué?

--Elle est sur le traîneau.

--Bien! regagnons notre maison de glace, pendant que Johnson restera en observation.»

Le maître d'équipage se glissa derrière un hummock qui le dérobait entièrement à la vue de l'ours.