Jules Verne

[1] Dresseur de chiens.

Celui-ci n'en fut aucunement surpris; il savait que dans le nord de l'Amérique les chevaux font du poisson leur principale nourriture, et de ce qui suffisait à un cheval herbivore, un chien omnivore pouvait se contenter à plus forte raison.

Avant de s'endormir, bien que le sommeil devînt une impérieuse nécessité pour des gens qui s'étaient traînés pendant quinze milles sur les glaces, le docteur voulut entretenir ses compagnons de la situation actuelle, sans en atténuer la gravité.

«Nous ne sommes encore qu'au quatre-vingt-deuxième parallèle, dit-il, et les vivres menacent déjà de nous manquer!

--C'est une raison pour ne pas perdre un instant, répondit Hatteras! Il faut marcher! les plus forts traîneront les plus faibles.

--Trouverons-nous seulement un navire à l'endroit indiqué? répondit Bell, que les fatigues de la route abattaient malgré lui.

--Pourquoi en douter? répondit Johnson; le salut de l'Américain répond du nôtre.»

Le docteur, pour plus de sûreté, voulut encore interroger de nouveau Altamont. Celui-ci parlait assez facilement, quoique d'une voix faible; il confirma tous les détails précédemment donnés; il répéta que le navire, échoué sur des roches de granit, n'avait pu bouger, et qu'il se trouvait par 126° 15' de longitude et 83° 35' de latitude.

«Nous ne pouvons douter de cette affirmation, reprit alors le docteur; la difficulté n'est pas de trouver le _Porpoise,_ mais d'y arriver.

--Que reste-t-il de nourriture? demanda Hatteras.

--De quoi vivre pendant trois jours au plus, répondit le docteur.

--Eh bien, il faut arriver en trois jours! dit énergiquement le capitaine.

--Il le faut, en effet, reprit le docteur, et si nous réussissons, nous ne devrons pas nous plaindre, car nous aurons été favorisés par un temps exceptionnel. La neige nous a laissé quinze jours de répit, et le traîneau a pu glisser facilement sur la glace durcie. Ah! que ne porte-t-il deux cents livres d'aliments! nos braves chiens auraient eu facilement raison de cette charge! Enfin, puisqu'il en est autrement, nous n'y pouvons rien.

--Avec un peu de chance et d'adresse, répondit Johnson, ne pourrait-on pas utiliser les quelques charges de poudre qui restent? Si un ours tombait en notre pouvoir, nous serions approvisionnés de nourriture pour le reste du voyage.

--Sans doute, répliqua le docteur, mais ces animaux sont rares et fuyards; et puis, il suffit de songer à l'importance du coup de fusil pour que l'oeil se trouble et que la main tremble.

--Vous êtes pourtant un habile tireur, dit Bell.

--Oui, quand le dîner de quatre personnes ne dépend pas de mon adresse; cependant, vienne l'occasion, je ferai de mon mieux. En attendant, mes amis, contentons-nous de ce maigre souper de miettes de pemmican, tâchons de dormir, et dès le matin nous reprendrons notre route.»

Quelques instants plus tard, l'excès de la fatigue l'emportant sur toute autre considération, chacun dormait d'un sommeil assez profond.

Le samedi, de bonne heure, Johnson réveilla ses compagnons; les chiens furent attelés au traîneau, et celui-ci reprit sa marche vers le nord.

Le ciel était magnifique, l'atmosphère d'une extrême pureté, la température très basse; quand le soleil parut au-dessus de l'horizon, il avait la forme d'une ellipse allongée; son diamètre horizontal, par suite de la réfraction, semblait être double de son diamètre vertical; il lança son faisceau de rayons clairs, mais froids, sur l'immense plaine glacée. Ce retour à la lumière, sinon à la chaleur, faisait plaisir.

Le docteur, son fusil à la main, s'écarta d'un mille ou deux, bravant le froid et la solitude; avant de s'éloigner, il avait mesuré exactement ses munitions; il lui restait quatre charges de poudre seulement et trois balles, pas davantage. C'était peu, quand on considère qu'un animal fort et vivace comme l'ours polaire ne tombe souvent qu'au dixième ou au douzième coup de fusil.

Aussi l'ambition du brave docteur n'allait-elle pas jusqu'à rechercher un si terrible gibier; quelques lièvres, deux ou trois renards eussent fait son atlaire et produit un surcroît de provisions 1res suffisant.