Jules Verne

Hatteras, le docteur, Johnson, Bell se reprirent à espérer, après avoir été si près du désespoir; ce fut de la joie, presque du délire.

[1] Cent soixante lieues.

Mais les renseignements d'Altamont étaient encore incomplets, et après quelques minutes de repos, le docteur reprit avec lui cette précieuse conversation; il lui présenta ses questions sous une forme qui ne demandait pour toute réponse qu'un simple signe de tête, ou un mouvement des yeux.

Bientôt il sut que le _Porpoise_ était un trois-mâts américain, de New York, naufragé au milieu des glaces, avec des vivres et des combustibles en grande quantité; quoique couché sur le flanc, il devait avoir résisté, et il serait possible de sauver sa cargaison.

Altamont et son équipage l'avaient abandonné depuis deux mois, emmenant la chaloupe sur un traîneau; ils voulaient gagner le détroit de Smith, atteindre quelque baleinier, et se faire rapatrier en Amérique; mais peu à peu les fatigues, les maladies frappèrent ces infortunés, et ils tombèrent un à un sur la route. Enfin, le capitaine et deux matelots restèrent seuls d'un équipage de trente hommes, et si lui, Altamont, survivait, c'était véritablement par un miracle de la Providence.

Hatteras voulut savoir de l'Américain pourquoi le _Porpoise_ se trouvait engagé sous une latitude aussi élevée.

Altamont fit comprendre qu'il avait été entraîné par les glaces sans pouvoir leur résister.

Hatteras, anxieux, l'interrogea sur le but de son voyage.

Altamont prétendit avoir tenté de franchir le passage du nord-ouest.

Hatteras n'insista pas davantage, et ne posa plus aucune question de ce genre.

Le docteur prit alors la parole:

«Maintenant, dit-il, tous nos efforts doivent tendre à retrouver le _Porpoise_; au lieu de nous aventurer vers la mer de Baffin, nous pouvons gagner par une route moins longue d'un tiers un navire qui nous offrira toutes les ressources nécessaires à un hivernage.

--Il n'y a pas d'autre parti à prendre, répondit Bell.

--J'ajouterai, dit le maître d'équipage, que nous ne devons pas perdre un instant; il faut calculer la durée de notre voyage sur la durée de nos provisions, contrairement à ce qui se fait généralement, et nous mettre en route au plus tôt.

--Vous avez raison, Johnson, répondit le docteur; en partant demain, mardi 26 février, nous devons arriver le 15 mars au _Porpoise_, sous peine de mourir de faim. Qu'en pensez-vous, Hatteras?

--Faisons nos préparatifs immédiatement, dit le capitaine, et partons. Peut-être la route sera-t-elle plus longue que nous ne le supposons.

--Pourquoi cela? répliqua le docteur. Cet homme paraît être certain de la situation de son navire.

--Mais, répondit Hatteras, si le _Porpoise_ a dérivé sur son champ de glace, comme a fait le _Forward_?

--En effet, dit le docteur, cela a pu arriver!»

Johnson et Bell ne répliquèrent rien à la possibilité d'une dérive, dont eux-mêmes ils avaient été victimes.

Mais Altamont, attentif à cette conversation, fit comprendre au docteur qu'il voulait parler. Celui-ci se rendit au désir de l'Américain, et après un grand quart d'heure de circonlocutions et d'hésitations, il acquit cette certitude que le _Porpoise_, échoué près d'une côte, ne pouvait pas avoir quitté son lit de rochers.

Cette nouvelle rendit la tranquillité aux quatre Anglais; cependant elle leur enlevait tout espoir de revenir en Europe, à moins que Bell ne parvînt à construire un petit navire avec les morceaux du _Porpoise_. Quoi qu'il en soit, le plus pressé était de se rendre sur le lieu même du naufrage.

Le docteur fit encore une dernière question à l'Américain: celui-ci avait-il rencontré la mer libre sous cette latitude de quatre-vingt-trois degrés?

«Non», répondit Altamont.

La conversation en resta là. Aussitôt les préparatifs de départ furent commencés; Bell et Johnson s'occupèrent d'abord du traîneau; il avait besoin d'une réparation complète; le bois ne manquant pas, ses montants furent établis d'une façon plus solide; on profitait de l'expérience acquise pendant l'excursion au sud; on savait le côté faible de ce mode de transport, et comme il fallait compter sur des neiges abondantes et épaisses, les châssis de glissage furent rehaussés.