Le lendemain, la neige se reprit à tomber avec une grande abondance; le docteur dut se féliciter d'avoir entrepris ses recherches dès la veille, car un vaste rideau blanc recouvrit bientôt le champ de glace, et toute trace de l'explosion disparut sous un linceul de trois pieds d'épaisseur.
Pendant cette journée, il ne fut pas possible de mettre le pied dehors; heureusement, l'habitation était confortable, ou tout au moins paraissait telle à ces voyageurs harassés. Le petit poêle allait bien, si ce n'est par de violentes rafales qui repoussaient parfois la fumée à l'intérieur; sa chaleur procurait en outre des boissons brûlantes de thé ou de café, dont l'influence est si merveilleuse par ces basses températures.
Les naufragés, car on peut véritablement leur donner ce nom, éprouvaient un bien-être auquel ils n'étaient plus accoutumés depuis longtemps; aussi ne songeaient-ils qu'à ce présent, à cette bienfaisante chaleur, à ce repos momentané, oubliant et défiant presque l'avenir, qui les menaçait d'une mort si prochaine.
L'Américain souffrait moins et revenait peu à peu à la vie; il ouvrait les yeux, mais il ne parlait pas encore; ses lèvres portaient les traces du scorbut et ne pouvaient formuler un son; cependant, il entendait, et fut mis au courant de la situation. Il remua la tête en signe de remerciement; il se voyait sauvé de son ensevelissement sous la neige, et le docteur eut la sagesse de ne pas lui apprendre de quel court espace de temps sa mort était retardée, car enfin, dans quinze jours, dans trois semaines au plus, les vivres manqueraient absolument.
Vers midi, Hatteras sortit de son immobilité; il se rapprocha du docteur, de Johnson et de Bell.
« Mes amis, leur dit-il, nous allons prendre ensemble une résolution définitive sur ce qui nous reste à faire. Auparavant, je prierai Johnson de me dire dans quelles circonstances cet acte de trahison qui nous perd a été accompli.
--A quoi bon le savoir? répondit le docteur; le fait est certain, il n'y faut plus penser.
--J'y pense, au contraire, répondit Hatteras. Mais, après le récit de Johnson, je n'y penserai plus.
--Voici donc ce qui est arrivé, répondit le maître d'équipage. J'ai tout fait pour empêcher ce crime....
--J'en suis sûr, Johnson, et j'ajouterai que les meneurs avaient depuis longtemps l'idée d'en arriver là.
--C'est mon opinion, dit le docteur.
--C'est aussi la mienne, reprit Johnson; car presque aussitôt après votre départ, capitaine, dès le lendemain, Shandon, aigri contre vous, Shandon, devenu mauvais, et, d'ailleurs, soutenu par les autres, prit le commandement du navire; je voulus résister, mais en vain. Depuis lors, chacun fit à peu près à sa guise; Shandon laissait agir; il voulait montrer à l'équipage que le temps des fatigues et des privations était passé. Aussi, plus d'économie d'aucune sorte; on fit grand feu dans le poêle; on brûlait à même le brick. Les provisions furent mises à la discrétion des hommes, les liqueurs aussi, et, pour des gens privés depuis longtemps de boissons spiritueuses, je vous laisse à penser quel abus ils en firent! Ce fut ainsi depuis le 7 jusqu'au 15 janvier.
--Ainsi, dit Hatteras d'une voix grave, ce fut Shandon qui poussa l'équipage à la révolte?
--Oui, capitaine.
--Qu'il ne soit plus jamais question de lui. Continuez, Johnson.
--Ce fut vers le 24 ou le 25 janvier que l'on forma le projet d'abandonner le navire. On résolut de gagner la côte occidentale de la mer de Baffin; de là, avec la chaloupe, on devait courir à la recherche des baleiniers, ou même atteindre les établissements groënlandais de la côte orientale. Les provisions étaient abondantes; les malades, excités par l'espérance du retour, allaient mieux. On commença donc les préparatifs du départ; un traîneau fut construit, propre à transporter les vivres, le combustible et la chaloupe; les hommes devaient s'y atteler. Cela prit jusqu'au 15 février. J'espérais toujours vous voir arriver, capitaine, et cependant je craignais votre présence; vous n'auriez rien obtenu de l'équipage, qui vous eût plutôt massacré que de rester à bord.