Jules Verne

Le champ de glace, tourmenté par les pressions de la gelée, présentait une surface inégale et raboteuse; les heurts du traîneau devenaient fréquents, et, suivant les pentes de la route, il s'inclinait parfois sous des angles inquiétants; mais enfin on se tira d'affaire.

Hatteras et ses compagnons se renfermaient avec soin dans leurs vêtements de peau taillés à la mode groënlandaise; ceux-ci ne brillaient pas par la coupe, mais ils s'appropriaient aux nécessités du climat; la figure des voyageurs se trouvait encadrée dans un étroit capuchon impénétrable au vent et à la neige; la bouche, le nez, les yeux, subissaient seuls le contact de l'air, et il n'eût pas fallu les en garantir; rien d'incommode comme les hautes cravates et les cache-nez, bientôt roidis par la glace; le soir, on n'eût pu les enlever qu'à coups de hache, ce qui, même dans les mers arctiques, est une vilaine manière de se déshabiller. Il fallait au contraire laisser un libre passage à la respiration, qui devant un obstacle se fût immédiatement congelée.

L'interminable plaine se poursuivait avec une fatigante monotonie; partout des glaçons amoncelés sous des aspects uniformes, des hummoks dont l'irrégularité finissait par sembler régulière, des blocs fondus dans un même moule, et des ice-bergs entre lesquels serpentaient de tortueuses vallées; on marchait, la boussole à la main; les voyageurs parlaient peu. Dans cette froide atmosphère, ouvrir la bouche constituait une véritable souffrance; des cristaux de glace aigus se formaient soudain entre les lèvres, et la chaleur de l'haleine ne parvenait pas à les dissoudre. La marche restait silencieuse, et chacun tâtait de son bâton ce sol inconnu. Les pas de Bell s'imprégnaient dans les couches molles; on les suivait attentivement, et, là où il passait, le reste de la troupe pouvait se hasarder à son tour.

Des traces nombreuses d'ours et de renards se croisaient en tous sens; mais il fut impossible pendant cette première journée d'apercevoir un seul de ces animaux; les chasser eût été d'ailleurs dangereux et inutile: on ne pouvait encombrer le traîneau déjà lourdement chargé.

Ordinairement, dans les excursions de ce genre, les voyageurs ont soin de laisser des dépôts de vivres sur leur route; il les placent dans des cachettes de neige à l'abri des animaux, se déchargeant d'autant pour leur voyage, et, au retour, ils reprennent peu à peu ces approvisionnements qu'ils n'ont pas eu la peine de transporter.

Hatteras ne pouvait recourir à ce moyen sur un champ de glace peut-être mobile; en terre ferme, ces dépôts eussent été praticables, mais non à travers les ice-fields, et les incertitudes de la route rendaient fort problématique un retour aux endroits déjà parcourus.

A midi, Hatteras fit arrêter sa petite troupe à l'abri d'une muraille de glace; le déjeuner se composa de pemmican et de thé bouillant; les qualités revivifiantes de cette boisson produisirent un véritable bien-être, et les voyageurs ne s'en firent pas faute.

La route fut reprise après une heure de repos; vingt milles environ avaient été franchis pendant cette première journée de marche; au soir, hommes et chiens étaient épuisés.

Cependant, malgré la fatigue, il fallut construire une maison de neige pour y passer la nuit; la tente eût été insuffisante. Ce fut l'affaire d'une heure et demie. Bell se montra fort adroit; les blocs de glace, taillés au couteau, se superposèrent avec rapidité, s'arrondirent en forme de dôme, et un dernier quartier vint assurer la solidité de l'édifice, en formant clef de voûte; la neige molle servait de mortier; elle remplissait les interstices, et, bientôt durcie, elle fit un bloc unique de la construction tout entière.

Une ouverture étroite, et par laquelle on se glissait en rampant, donnait accès dans cette grotte improvisée; le docteur s'y enfourna non sans peine, et les autres le suivirent. On prépara rapidement le souper sur la cuisine à esprit-de-vin. La température intérieure de cette snow-house était fort supportable; le vent, qui faisait rage au dehors, ne pouvait y pénétrer.