Symptôme effrayant: la langue ne pouvait plus articuler une parole.
Depuis ce jour où on le menaça de brûler son navire, Hatteras rôdait pendant de longues heures sur le pont. Il surveillait, il veillait. Ce bois, c'était sa chair à lui! On lui coupait un membre en en coupant un morceau! Il était armé et faisait bonne garde, insensible au froid, à la neige, à cette glace qui roidissait ses vêtements et l'enveloppait comme d'une cuirasse de granit. Duk, le comprenant, aboyait sur ses pas et l'accompagnait de ses hurlements.
Cependant, le 25 décembre, il descendit à la salle commune. Le docteur, profitant d'un reste d'énergie, alla droit à lui.
«Hatteras, lui dit-il, nous allons mourir faute de feu.
--Jamais! fit Hatteras, sachant bien à quelle demande il répondait ainsi.
--Il le faut, reprit doucement le docteur.
--Jamais, reprit Hatteras avec plus de force, jamais je n'y consentirai! Que l'on me désobéisse, si l'on veut!».
C'était la liberté d'agir donnée ainsi. Johnson et Bell s'élancèrent sur le pont. Hatteras entendit le bois de son brick craquer sous la hache. Il pleura.
Ce jour-là, c'était le jour de Noël, la fête de la famille, en Angleterre, la soirée des réunions enfantines! Quel souvenir amer que celui de ces enfants joyeux autour de leur arbre encore vert! Qui ne se rappelait ces longues pièces de viande rôtie que fournissait le boeuf engraissé pour cette circonstance? Et ces tourtes, ces minced-pies, où les ingrédiens de toutes sortes se trouvaient amalgamés pour ce jour si cher aux coeurs anglais? Mais ici, la douleur, le désespoir, la misère à son dernier degré, et pour bûche de Noël ces morceaux du bois d'un navire perdu au plus profond de la zone glaciale!
Cependant, sous l'influence du feu, le sentiment et la force revinrent à l'esprit des matelots; les boissons brûlantes de thé ou de café produisirent un bien-être instantané, et l'espoir est chose si tenace à l'esprit, que l'on se reprit à espérer. Ce fut dans ces alternatives que se termina cette funeste année 1860, dont le précoce hiver avait déjoué les hardis projets d'Hatteras.
Or, il arriva que précisément ce premier janvier 1861 fut marqué par une découverte inattendue. Il faisait un peu moins froid; le docteur avait repris ses études accoutumées; il lisait les relations de sir Edward Belcher sur son expédition dans les mers polaires. Tout d'un coup, un passage, inaperçu jusqu'alors, le frappa d'étonnement; il relut; on ne pouvait s'y méprendre.
Sir Edward Belcher racontait qu'après être parvenu à l'extrémité du canal de la Reine il avait découvert des traces importantes du passage et du séjour des hommes.
«Ce sont, disait-il, des restes d'habitations bien supérieures à tout ce que l'on peut attribuer aux habitudes grossières des tribus errantes d'Esquimaux. Leurs murs sont bien assis dans le sol profondément creusé; l'aire de l'intérieur, recouvert d'une couche épaisse de beau gravier, a été pavée. Des ossements de rennes, de morses, de phoques, s'y voient en grande quantité. _Nous y rencontrâmes du charbon._»
Aux derniers mots, une idée surgît dans l'esprit du docteur; il emporta son livre et vint le communiquer à Hatteras.
«Du charbon! s'écria ce dernier.
--Oui, Hatteras, du charbon; c'est à dire le salut pour nous!
--Du charbon! sur cette côte déserte! reprit Hatteras. Non, cela n'est pas possible!
--Pourquoi en douter, Hatteras? Belcher n'eût pas avancé un tel fait sans en être certain, sans l'avoir vu de ses propres yeux.
--Eh bien, après, docteur?
--Nous ne sommes pas à cent milles de la côte où Belcher vit ce charbon! Qu'est-ce qu'une excursion de cent milles? Rien. On a souvent fait des recherches plus longues à travers les glaces, et par des froids aussi grands. Partons donc, capitaine!
--Partons!» s'écria Hatteras, qui avait rapidement pris son parti, et, avec la mobilité de son imagination, entrevoyait des chances de salut.
Johnson fut aussitôt prévenu de cette résolution; il approuva fort le projet; il le communiqua à ses camarades; les uns y applaudirent, les autres l'accueillirent avec indifférence.