Jules Verne

Le navire, devenu libre, se releva de près de neuf pouces; on s'occupa alors de tailler la glace en biseau suivant la forme de la coque; de cette façon, le champ se rejoignait sous la quille du brick, et s'opposait lui-même à tout mouvement de pression.

Le docteur participait à ces travaux; il maniait adroitement le couteau à neige; il excitait les matelots par sa bonne humeur. Il instruisait et s'instruisait. Il approuva fort cette disposition de la glace sous le navire.

«Voilà une bonne précaution, dit-il.

--Sans cela, monsieur Clawbonny, répondit Johnson, on n'y résisterait pas. Maintenant, nous pouvons sans crainte élever une muraille de neige jusqu'à la hauteur du plat-bord; et, si nous voulons, nous lui donnerons dix pieds d'épaisseur, car les matériaux ne manquent pas.

--Excellente idée, reprit le docteur; la neige est un mauvais conducteur de la chaleur; elle réfléchit au lieu d'absorber, et la température intérieure ne pourra pas déchapper au dehors.

--Cela est vrai, répondit Johnson; nous élevons une fortification contre le froid, mais aussi contre les animaux, s'il leur prend fantaisie de nous rendre visite; le travail terminé, cela aura bonne tournure, vous verrez; nous taillerons dans cette masse de neige deux escaliers, donnant accès l'un à l'avant, l'autre à l'arrière du navire; une fois les marches taillées au couteau, nous répandrons de l'eau dessus; cette eau se convertira en une glace dure comme du roc, et nous aurons un escalier royal.

--Parfait, répondit le docteur, et, il faut l'avouer, il est heureux que le froid engendre la neige et la glace, c'est-à-dire de quoi se protéger contre lui. Sans cela, on serait fort embarrassé.»

En effet, le navire était destiné à disparaître sous une couche épaisse de glace, à laquelle il demandait la conservation de sa température intérieure; un toit fait d'épaisses toiles goudronnées et recouvertes de neige fut construit au dessus du pont sur toute sa longueur; la toile descendait assez bas pour recouvrir les flancs du navire. Le pont, se trouvant à l'abri de toute impression du dehors, devint un véritable promenoir; il fut recouvert de deux pieds et demi de neige; cette neige fut foulée et battue de manière à devenir très-dure; là elle faisait encore obstacle au rayonnement de la chaleur interne; on étendit au-dessus d'elle une couche de sable, qui devint, s'incrustant, un macadamisage de la plus grande dureté.

«Un peu plus, disait le docteur, et avec quelques arbres, je me croirais à Hyde-Park, et même dans les jardins suspendus de Babylone.»

On fit un trou à feu à une distance assez rapprochée du brick; c'était un espace circulaire creusé dans le champ, un véritable puits, qui devait être maintenu toujours praticable; chaque matin, on brisait la glace formée à l'orifice; il devait servir à se procurer de l'eau en cas d'incendie, ou pour les bains fréquents ordonnés aux hommes de l'équipage par mesure d'hygiène; on avait même soin, afin d'épargner le combustible, de puiser l'eau dans des couches profondes, où elle est moins froide; on parvenait à ce résultat au moyen d'un appareil indiqué par un savant français[1]; cet appareil, descendu à une certaine profondeur, donnait accès à l'eau environnante au moyen d'un double fond mobile dans un cylindre.

[1] François Arago.

Habituellement, on enlève, pendant les mois d'hiver, tous les objets qui encombrent le navire, afin de se réserver de plus larges espaces; on dépose ces objets à terre dans des magasins. Mais ce qui peut se pratiquer près d'une côte est impossible à un navire mouillé sur un champ de glace.

Tout fut disposé à l'intérieur pour combattre les deux grands ennemis de ces latitudes, le froid et l'humidité; le premier amenait le second, plus redoutable encore; on résiste au froid, on succombe à l'humidité; il s'agissait donc de la prévenir.

_Le Forward_, destiné à une navigation dans les mers arctiques, offrait l'aménagement le meilleur pour un hivernage: la grande chambre de l'équipage était sagement disposée; on y avait fait la guerre aux coins, où l'humidité se réfugie d'abord; en effet, par certains abaissements de température, une couche de glace se forme sur les cloisons, dans les coins particulièrement, et, quand elle vient à se fondre, elle entretient une humidité constante.