Jules Verne

_Le Forward_ chenalait donc, non sans une extrême difficulté, au milieu des tourbillons de neige. Cependant, avec la mobilité qui caractérise l'atmosphère de ces régions, le soleil reparaissait de temps à autre; la température remontait de quelques degrés; les obstacles se fondaient comme par enchantement, et une belle nappe d'eau, charmante à contempler, s'étendait là où naguère les glaçons hérissaient toutes les passes. L'horizon revêtait de magnifiques teintes orangées sur lesquelles l'oeil se reposait complaisamment de l'éternelle blancheur des neiges.

Le jeudi, 26 juillet, _le Forward_ rasa l'île Dundas, et mit ensuite le cap plus au nord; mais alors il se trouva face à face avec une banquise, haute de huit à neuf pieds et formée de petits ice-bergs arrachés à la côte; il fut obligé d'en prolonger longtemps la courbure dans l'ouest. Le craquement ininterrompu des glaces, se joignant aux gémissements du navire, formait un bruit triste qui tenait du soupir et de la plainte. Enfin le brick trouva une passe et s'y avança péniblement; souvent un glaçon énorme paralysait sa course pendant de longues heures; le brouillard gênait la vue du pilote; tant que l'on voit à un mille en avant, on peut parer facilement les obstacles; mais au milieu de ces tourbillons embrumés, la vue s'arrêtait souvent à moins d'une encâblure. La houle très-forte fatiguait.

Parfois, les nuages lisses et polis prenaient un aspect particulier, comme s'ils eussent réfléchi les bancs de glace; il y eut des jours où les rayons jaunâtres du soleil ne parvinrent pas à franchir la brume tenace.

Les oiseaux étaient encore fort nombreux, et leurs cris assourdissants; des phoques, paresseusement couchés sur les glaçons en dérive, levaient leur tête peu effrayée et agitaient leurs longs cous au passage du navire; celui-ci, en rasant leur demeure flottante, y laissa plus d'une fois des feuilles de son doublage roulées par le frottement.

Enfin, après six jours de cette lente navigation, le 1er août, la pointe Becher fut relevée dans le nord; Hatteras passa ces dernières heures dans les barres de perroquet; la mer libre entrevue par Stewart, le 30 mai 1851, vers 76°20' de latitude, ne pouvait être éloignée, et cependant, si loin qu'Hatteras promenât ses regards, il n'aperçut aucun indice d'un bassin polaire dégagé de glaces. Il redescendit sans mot dire.

«Est-ce que vous croyez à cette mer libre? demanda Shandon au lieutenant.

--Je commence à en douter, répondit James Wall.

--N'avais-je donc pas raison de traiter cette prétendue découverte de chimère et d'hypothèse? Et l'on n'a pas voulu me croire, et vous même, Wall, vous avez pris parti contre moi!

--On vous croira désormais, Shandon.

--Oui, répondit ce dernier, quand il sera trop tard.»

Et il rentra dans sa cabine, où il se tenait presque toujours renfermé depuis sa discussion avec le capitaine.

Le vent retomba dans le sud vers le soir. Hatteras fit alors établir sa voilure et éteindre ses feux; pendant plusieurs jours, les plus pénibles manoeuvres furent reprises par l'équipage; à chaque instant, il fallait ou lofer ou laisser arriver, ou masquer brusquement les voiles pour enrayer la marche du brick; les bras des vergues déjà roidis par le froid couraient mal dans les poulies engorgées, et ajoutaient encore à la fatigue; il fallut plus d'une semaine pour atteindre la pointe Barrow. _Le Forward_ n'avait pas gagné trente milles en dix jours.

Là, le vent sauta de nouveau dans le nord, et l'hélice fut remise en mouvement. Hatteras espérait encore trouver une mer affranchie d'obstacles, au delà du soixante-dix-septième parallèle, telle que la vit Edward Belcher.

Et cependant, s'il s'en rapportait aux récits de Penny, cette partie de mer qu'il traversait en ce moment aurait dû être libre, car, Penny, arrivé à la limite des glaces, reconnut en canot les bords du canal de la Reine jusqu'au soixante-dix-septième degré.

Devait-il donc regarder ces relations comme apocryphes? ou bien un hiver précoce venait-il s'abattre sur ces régions boréales?

Le 15 août, le mont Percy dressa dans la brume ses pics couverts de neiges éternelles; le vent très-violent brassait devant lui une mitraille de grésil qui crépitait avec bruit.