Jules Verne

C'est ainsi que nous avons gagné le rivage, mais seuls, et sans notre brave officier!»

A la fin de ce récit, _le Forward_ avait dépassé cette côte funeste, et Johnson perdit de vue le lieu de cette terrible catastrophe. Le lendemain, on laissait la baie Griffin sur tribord, et, deux jours après, les caps Grinnel et Helpman; enfin, le 14 juillet, on doubla la pointe Osborn, et, le 15, le brick mouilla dans la baie Baring, à l'extrémité du canal. La navigation n'avait pas été très-difficile; Hatteras rencontra une mer presque aussi libre que celle dont Belcher profita pour aller hiverner avec _le Pionnier_ et _l'Assistance_ jusqu'auprès du soixante dix-septième degré. Ce fut de 1852 à 1853, pendant son premier hivernage, car, l'année suivante, il passa l'hiver de 1853 à 1854 à cette baie Baring où _le Forward_ mouillait en ce moment.

Ce fut même à la suite des épreuves et des dangers les plus effrayants qu'il dut abandonner son navire _l'Assistance_ au milieu de ces glaces éternelles.

Shandon se fit aussi le narrateur de cette catastrophe devant les matelots démoralisés. Hatteras connut-il ou non cette trahison de son premier officier? Il est impossible de le dire; en tout cas, il se tut à cet égard.

A la hauteur de la baie Baring se trouve un étroit chenal qui fait communiquer le canal Wellington avec le canal de la Reine. Là, les trains de glace se trouvèrent fort pressés. Hatteras fit de vains efforts pour franchir les passes du nord de l'île Hamilton; le vent s'y opposait; il fallait donc se glisser entre l'île Hamilton et l'île Cornwallis; on perdit là cinq jours précieux en efforts inutiles. La température tendait à s'abaisser, et tomba même, le 19 juillet, à vingt-six degrés (-4° centigr.); elle se releva le jour suivant; mais cette menace anticipée de l'hiver arctique devait engager Hatteras à ne pas attendre davantage. Le vent avait une tendance à se tenir dans l'ouest et s'opposait à la marche de son navire. Et cependant, il avait hâte de gagner le point où Stewart se trouva en présence d'une mer libre. Le 19, il résolut de s'avancer à tout prix dans le chenal; le vent soufflait debout au brick, qui, avec son hélice, eût pu lutter contre ces violentes rafales chargées de neige, mais Hatteras devait avant tout ménager son combustible; d'un autre côté, la passe était trop large pour permettre de haler sur le brick. Hatteras, sans tenir compte des fatigues de l'équipage, recourut à un moyen que les baleiniers emploient parfois dans des circonstances identiques. Il fit amener les embarcations à fleur d'eau, tout en les maintenant suspendues à leurs palans sur les flancs du navire; ces embarcations étant solidement amarrées de l'avant et de l'arrière, les avirons furent armés sur tribord des unes et sur bâbord des autres; les hommes, à tour de rôle, prirent place à leurs bancs de rameurs, et durent nager[1] vigoureusement de manière à pousser le brick contre le vent. _Le Forward_ s'avança lentement dans le chenal; on comprend ce que furent les fatigues provoquées par ce genre de travaux; les murmures se firent entendre. Pendant quatre jours, on navigua de la sorte jusqu'au 23 juin, où l'on parvint à atteindre l'île Baring dans le canal de la Reine.

[1] Ramer.

Le vent restait contraire. L'équipage n'en pouvait plus. La santé des hommes parut fort ébranlée au docteur, et il crut voir chez quelques-uns les premiers symptômes du scorbut; il ne négligea rien pour combattre ce mal terrible, ayant à sa disposition d'abondantes réserves de lime-juice et de pastilles de chaux.

Hatteras comprit bien qu'il ne fallait plus compter sur son équipage; la douceur, la persuasion fussent demeurées sans effet; il résolut donc de lutter par la sévérité, et de se montrer impitoyable à l'occasion; il se défiait particulièrement de Richard Shandon, et même de James Wall, qui cependant n'osait parler trop haut. Hatteras avait pour lui le docteur, Jonhson, Bell, Simpson; ces gens lui étaient dévoués corps et âme; parmi les indécis, il notait Foker, Bolton, Wolsten, l'armurier, Brunton, le premier ingénieur, qui pouvaient à un moment donné se tourner contre lui; quant aux autres, Pen, Gripper, Clifton, Waren, ils méditaient ouvertement leurs projets de révolte; ils voulaient entraîner leurs camarades et forcer _le Forward_ à revenir en Angleterre.