Jules Verne

Le canal Wellington n'a pas une très-grande largeur; il est resserré entre la côte du Devon septentrional à l'est, et l'île Cornvallis à l'ouest; cette île passa longtemps pour une presqu'île. Ce fut sir John Franklin qui la contourna, en 1846, par sa côte occidentale, en revenant de sa pointe au nord du canal.

L'exploration du canal Wellington fut faite, en 1851, par le capitaine Penny, sur les baleiniers _lady Franklin_ et _Sophie_; l'un de ses lieutenants, Stewart, parvenu au cap Beecher, par 76°20' de latitude, découvrit la mer libre. La mer libre! Voilà ce qu'espérait Hatteras.

«Ce que Stewart a trouvé, je le trouverai, dit-il au docteur, et alors je pourrai naviguer à la voile vers le pôle.

--Mais, répondit le docteur, ne craignez-vous pas que votre équipage...

--Mon équipage!...» dit durement Hatteras.

Puis, à voix basse.

«Pauvres gens!» murmura-t-il au grand étonnement du docteur.

C'était le premier sentiment de cette nature que celui-ci surprenait dans le coeur du capitaine.

«Mais non, reprit ce dernier avec énergie, il faut qu'ils me suivent! ils me suivront!»

Cependant, si _le Forward_ n'avait pas à craindre la collision des ice-streams encore espacés, il gagnait peu dans le nord, car les vents contraires l'obligèrent souvent à s'arrêter. Il dépassa péniblement les caps Spencer et Innis, et, le 10, le mardi, le soixante-quinzième degré de latitude fut enfin franchi, à la grande joie de Clifton.

_Le Forward_ se trouvait à l'endroit même où les vaisseaux américains _le Rescue_ et _l'Advance_, commandés par le capitaine de Haven, coururent de si terribles dangers. Le docteur Kane faisait partie de cette expédition; vers la fin de septembre 1850, ces navires, enveloppés par une banquise, furent rejetés avec une puissance irrésistible dans le détroit de Lancastre.

Ce fut Shandon qui raconta cette catastrophe à James Wall devant quelques-uns des hommes du brick.

«_L'Advance et le Rescue_, leur dit-il, furent tellement secoués, enlevés, ballottés par les glaces, qu'on dut renoncer à conserver du feu à bord; et cependant la température tomba jusqu'à dix-huit degrés au-dessous de zéro! Pendant l'hiver tout entier, les malheureux équipages furent retenus prisonniers dans la banquise, toujours préparés à l'abandon de leur navire, et pendant trois semaines ils n'ôtèrent même pas leurs habits! Ce fut dans cette situation épouvantable, qu'après une dérive de mille milles[1], ils furent drossés jusque dans le milieu de la mer de Baffin!»

[1] Plus de 400 lieues.

On peut juger de l'effet produit par ces récits sur le moral d'un équipage déjà mal disposé.

Pendant cette conversation, Johnson s'entretenait avec le docteur d'un événement dont ces parages avaient été le théâtre; le docteur, suivant sa demande, le prévint du moment précis auquel le brick se trouvait par 75°30' de latitude.

«C'est là! c'est bien là! s'écria Johnson; voilà cette terre funeste!»

Et, en parlant ainsi, les larmes venaient aux yeux du digne maître d'équipage.

«Vous voulez parler de la mort du lieutenant Bellot, lui dit le docteur.

--Oui, monsieur Clawbonny, de ce brave officier de tant de coeur et de tant de courage!

--Et c'est ici, dites-vous, que cette catastrophe eut lieu?

--Ici-même, sur cette partie de la côte du North-Devon! Oh! il y a eu dans tout cela une très-grande fatalité, et ce malheur ne serait pas arrivé, si le capitaine Pullen fût revenu plus tôt à son bord!

--Que voulez-vous dire? Johnson.

--Écoutez-moi, monsieur Clawbonny, et vous verrez à quoi tient souvent l'existence. Vous savez que le lieutenant Bellot fit une première campagne à la recherche de Franklin, en 1850?

--Oui, Johnson, sur _le Prince-Albert_.

--Eh bien, en 1853, de retour en France, il obtint la permission d'embarquer sur _le Phénix_, à bord duquel je me trouvais en qualité de matelot, sous le capitaine Inglefield. Nous venions, avec _le Breadalbane_, transporter des approvisionnements à l'île Beechey.

--Ceux-là qui nous ont si malheureusement fait défaut!

--C'est cela même, monsieur Clawbonny.