Jules Verne

--Non, certes! répéta le maître d'équipage.

--Eh bien, Shandon? demanda le capitaine.

--Capitaine, répondit froidement Shandon, je ne puis que vous répéter mes premières paroles: j'obéirai.

--Bien. Maintenant, reprit Hatteras, songeons à notre situation actuelle; nous sommes pris par les glaces, et il me paraît impossible de nous élever cette année dans le détroit de Smith. Voici donc ce qu'il convient de faire.»

Hatteras déplia sur la table l'une de ces excellentes cartes publiées, en 1859, par ordre de l'Amirauté.

«Veuillez me suivre, je vous prie. Si le détroit de Smith nous est fermé, il n'en est pas de même du détroit de Lancastre, sur la côte ouest de la mer de Baffin; selon moi, nous devons remonter ce détroit jusqu'à celui de Barrow, et de là jusqu'à l'île Beechey; la route a été cent fois parcourue par des navires à voiles; nous ne serons donc pas embarrassés avec un brick à hélice. Une fois à l'île Beechey, nous suivrons le canal Wellington aussi avant que possible, vers le nord, jusqu'au débouché de ce chenal qui fait communiquer le canal Wellington avec le canal de la Reine, à l'endroit même où fut aperçue la mer libre. Or, nous ne sommes qu'au 20 mai; dans un mois, si les circonstances nous favorisent, nous aurons atteint ce point, et de là nous nous élancerons vers le pôle. Qu'en pensez-vous, messieurs?

--C'est évidemment, répondit Johnson, la seule route à prendre.

--Eh bien, nous la prendrons, et dès demain. Que ce dimanche soit consacré au repos; vous veillerez, Shandon, à ce que les lectures de la Bible soient régulièrement faites; ces pratiques religieuses ont une influence salutaire sur l'esprit des hommes, et un marin surtout doit mettre sa confiance en Dieu.

--C'est bien, capitaine, répondit Shandon, qui sortit avec le lieutenant et le maître d'équipage.

--Docteur, fit John Hatteras en montrant Shandon, voilà un homme froissé que l'orgueil a perdu; je ne peux plus compter sur lui.»

Le lendemain, le capitaine fit mettre de grand matin la pirogue à la mer; il alla reconnaître les ice-bergs du bassin, dont la largeur n'excédait pas deux cents yards[1]. Il remarqua même que par suite d'une lente pression des glaces, ce bassin menaçait de se rétrécir; il devenait donc urgent d'y pratiquer une brèche, afin que le navire ne fût pas écrasé dans cet étau de montagnes; aux moyens employés par John Hatteras, on vit bien que c'était un homme énergique.

[1] 182 mètres.

II fit d'abord tailler des degrés dans la muraille glacée, et il parvint au sommet d'un ice-berg; il reconnut de là qu'il lui serait facile de se frayer un chemin vers le sud-ouest; d'après ses ordres, on creusa un fourneau de mine presque au centre de la montagne; ce travail, rapidement mené, fut terminé dans la journée du lundi.

Hatteras ne pouvait compter sur ses blasling-cylinders de huit à dix livres de poudre, dont l'action eût été nulle sur des masses pareilles; ils n'étaient bons qu'à briser les champs de glace; il fit donc déposer dans le fourneau mille livres de poudre, dont la direction expansive fut soigneusement calculée. Cette mine, munie d'une longue mèche entourée de gutta-percha, vint aboutir au dehors. La galerie, conduisant au fourneau, fut remplie avec de la neige et des quartiers de glaçons, auxquels le froid de la nuit suivante devait donner la dureté du granit. En effet, la température, sous l'influence du vent d'est, descendit à douze degrés (-11° cent.).

Le lendemain, à sept heures, _le Forward_ se tenait sous vapeur, prêt à profiter de la moindre issue. Johnson fut chargé d'aller mettre le feu à la mine; la mèche avait été calculée de manière à brûler une demi-heure avant de communiquer le feu aux poudres. Johnson eut donc le temps suffisant de regagner le bord; en effet, dix minutes après avoir exécuté les ordres d'Hatteras, il revenait à son poste.

L'équipage se tenait sur le pont, par un temps sec et assez clair; la neige avait cessé de tomber; Hatteras, debout sur la dunette avec Shandon et le docteur, comptait les minutes sur son chronomètre.