Or, ce navire était Américain, ce Grinnel était Américain, ce Kane était Américain!
On comprendra facilement que le dédain de l'Anglais pour le Yankee se changea en haine dans le coeur d'Hatteras; il résolut de dépasser à tout prix son audacieux concurrent, et d'arriver au pôle même.
Depuis deux ans, il vivait incognito à Liverpool. Il passait pour un matelot, îl reconnut dans Richard Shandon l'homme dont il avait besoin; il lui fit ses propositions par lettre anonyme, ainsi qu'au docteur Clawbonny. _Le Forward_ fut construit, armé, équipé. Hatteras se garda bien de faire connaître son nom; il n'eût pas trouvé un seul homme pour l'accompagner. Il résolut de ne prendre le commandement du brick que dans des conjonctures impérieuses, et lorsque son équipage serait engagé assez avant pour ne pas recu-ler; il avait en réserve, comme on l'a vu, des offres d'argent à faire à ses hommes, telles que pas un ne refuserait de le suivre jusqu'au bout du monde.
Et c'était bien au bout du monde, en effet, qu'il voulait aller.
Or, les circonstances étant devenues critiques, John Hatteras n'hésita plus à se déclarer.
Son chien, son fidèle Duk, le compagnon de ses traversées, fut le premier à le reconnaître, et heureusement pour les braves, malheureusement pour les timides, il fut bien et dûment établi que le capitaine du _Forward_ était John Hatteras.
CHAPITRE XIII.
LES PROJETS D'HATTERAS.
L'apparition de ce hardi personnage fut diversement appréciée par l'équipage; les uns se rallièrent complètement à lui, par amour de l'argent ou par audace; d'autres prirent leur parti de l'aventure, qui se réservèrent le droit de protester plus tard; d'ailleurs, résister à un pareil homme paraissait difficile actuellement. Chacun revint donc à son poste. Le 20 mai était un dimanche, et fut jour de repos pour l'équipage.
Un conseil d'officiers se tint chez le capitaine; il se composa d'Hatteras, de Shandon, de Wall, de Johnson et du docteur.
«Messieurs, dit le capitaine de cette voix à la fois douce et impérieuse qui le caractérisait, vous connaissez mon projet d'aller jusqu'au pôle; je désire connaître votre opinion sur cette entreprise. Qu'en pensez-vous, Shandon?
--Je n'ai pas à penser, capitaine, répondit froidement Shandon, mais à obéir.»
Hatteras ne s'étonna pas de la réponse.
«Richard Shandon, reprit-il non moins froidement, je vous prie de vous expliquer sur nos chances de succès.
--Eh bien, capitaine, répondit Shandon, les faits répondent pour moi; les tentatives de ce genre, ont échoué jusqu'ici; je souhaite que nous soyons plus heureux.
--Nous le serons. Et vous, messieurs, qu'en pensez-vous?
--Pour mon compte, répliqua le docteur, je crois votre dessein praticable, capitaine; et comme il est évident que des navigateurs arriveront un jour ou l'autre à ce pôle boréal, je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas nous.
--Et il y a des raisons pour que ce soient nous, répondit Hatteras, car nos mesures sont prises en conséquence, et nous profiterons de l'expérience de nos devanciers. Et à ce propos, Shandon, recevez mes remerciments pour les soins que vous avez apportés à l'équipement du navire; il y a bien quelques mauvaises têtes dans l'équipage, que je saurai mettre à la raison; mais, en somme, je n'ai que des éloges à vous donner.»
Shandon s'inclina froidement. Sa position à bord du _Forward_, qu'il croyait commander, était fausse. Hatteras le comprit, et n'insista pas davantage.
«Quant à vous, messieurs, reprit-il en s'adressant à Wall et à Johnson, je ne pouvais m'assurer le concours d'offciers plus distingués par leur courage et leur expérience.
--Ma foi, capitaine, je suis votre homme, répondit Johnson, et bien que votre entreprise me semble un peu hardie, vous pouvez compter sur moi jusqu'au bout.
--Et sur moi de même, dit James Wall.
--Quant à vous, docteur, je sais ce que vous valez...
--Eh bien, vous en savez plus que moi, répondit vivement le docteur.
--Maintenant, messieurs, reprit Hatteras, il est bon que vous appreniez sur quels faits incontestables s'appuie ma prétention d'arriver au pôle.