_Le Forward_ ancré sur un immense glaçon, il n'y avait plus rien à faire, rien à tenter; l'obscurité s'accroissait, et l'homme de la barre n'eût pas aperçu James Wall qui faisait son quart à l'avant.
Shandon se retira dans sa cabine en proie à d'incessantés inquiétudes; le docteur mettait en ordre ses notes de voyage; des hommes de l'équipage, moitié restait sur le pont, et moitié dans la salle commune.
A un moment où l'ouragan redoubla de violence, le Pouce-du-Diable sembla se dresser démesurément au milieu du brouillard déchiré.
«Grand Dieu! s'écria Simpson en reculant avec effroi.
--Qu'est-ce donc?» dit Foker.
Aussitôt les exclamations s'élevèrent de toutes parts.
«Il va nous écraser!
--Nous sommes perdus!
--Monsieur Wall! monsieur Wall!
--C'est fait de nous!
--Commandant! commandant!»
Ces cris étaient simultanément proférés par les hommes de quart.
Wall se précipita vers le gaillard d'arrière; Shandon, suivi du docteur, s'élança sur le pont, et regarda.
Au milieu du brouillard entr'ouvert, le Pouce-du-Diable paraissait s'être subitement rapproché du brick; il semblait avoir grandi d'une façon fantastique; à son sommet se dressait un second cône renversé et pivotant sur sa pointe; il menaçait d'écraser le navire de sa masse énorme; il oscillait, prêt à s'abattre. C'était un spectacle effrayant. Chacun recula instinctivement, et plusieurs matelots, se jetant sur la glace, abandonnèrent le navire.
«Que personne ne bouge! s'écria le commandant d'une voix sévère; chacun à son poste!
--Eh, mes amis, ne craignez rien, dit le docteur; il n'y a pas de danger! Voyez, commandant, voyez, monsieur Wall, c'est un effet de mirage, et pas autre chose!
--Vous avez raison, monsieur Clawbonny, répliqua maître Johnson; ces ignorants se sont laissé intimider par une ombre.»
Après les paroles du docteur, la plupart des matelots s'étaient rapprochés, et de la crainte passaient à l'admiration de ce merveilleux phénomène, qui ne tarda pas à s'effacer.
«Ils appellent cela du mirage, dit Clifton; eh bien, le diable est pour quelque chose là dedans, vous pouvez m'en croire!
--C'est sûr,» lui répondit Gripper.
Mais le brouillard, en s'entr'ouvrant, avait montré aux yeux du commandant une passe immense et libre qu'il ne soupçonnait pas; elle tendait à l'écarter de la côte; il résolut de profiter sans délai de cette chance favorable; les hommes furent disposés de chaque côté du chenal; des aussières leurs furent tendues, et ils commencèrent à remorquer le navire dans la direction du nord.
Pendant de longues heures cette manoeuvre fut exécutée avec ardeur, quoique en silence; Shandon avait fait rallumer les fourneaux pour profiter de ce chenal si merveilleusement découvert.
«C'est un hasard providentiel, dit-il à Johnson, et si nous pouvons gagner seulement quelques milles, peut-être serons-nous à bout de nos peines! Monsieur Brunton, activez le feu; dès que la pression sera suffisante, vous me ferez prévenir. En attendant, que nos hommes redoublent de courage; ce sera autant de gagné. Ils ont hâte de s'éloigner du Pouce-du-Diable! eh bien! nous profiterons de leurs bonnes dispositions.»
Tout d'un coup, la marche du brick fut brusquement suspendue.
«Qu'y-a-t-il, demanda Shandon? Wall, est-ce que nous avons cassé nos remorques?
--Mais non, commandant, répondit Wall, en se penchant au-dessus du bastingage! hé! voilà les hommes qui rebroussent chemin; ils grimpent sur le navire; ils ont l'air en proie à une étrange frayeur!
--Qu'est-ce donc? s'écria Shandon, en se précipitant à l'avant du brick.
--A bord! à bord!» s'écriaient les matelots avec l'accent de la plus vive terreur.
Shandon regarda dans la direction du nord, et frissonna malgré lui.
Un animal étrange, aux mouvements effrayants, dont la langue fumante sortait d'une gueule énorme, bondissait à une encablure de navire; il paraissait avoir plus de vingt pieds de haut; ses poils se hérissaient; il poursuivait les matelots, se mettant en arrêt sur eux, tandis que sa queue formidable, longue de dix pieds, balayait la neige et la soulevait en épais tourbillons.