Jules Verne

Un morne silence accueillit cette lecture; l'équipage se sépara en proie à mille suppositions; Clifton eut de quoi se livrer à toutes les divagations de son imagination superstitieuse; la part qu'il attribua dans cet événement à Captain-dog fut considérable, et il ne manqua plus de le saluer, quand par hasard il le rencontrait sut son passage.

«Quand je vous disais, répétait-il aux matelots, que cet animal savait écrire!»

On ne répliqua rien à cette observation, et lui-même, Bell, le charpentier, eût été fort empêché d'y répondre.

Cependant, il fut constant pour chacun qu'à défaut du capitaine son ombre ou son esprit veillait à bord; les plus sages se gardèrent désormais d'échanger entre eux leurs suppositions.

Le 1er mai, à midi, l'observation donna 68° pour la latitude, et 56°32' pour la longitude. La température s'était relevée, et le thermomètre marquait vingt-cinq degrés au-dessus de zéro (-4° cent.)

Le docteur put s'amuser à suivre les ébats d'une ourse blanche et de ses deux oursons sur le bord d'un pack qui prolongeait la terre. Accompagné de Wall et de Simpson, il essaya de lui donner la chasse dans le canot; mais l'animal, d'humeur peu belliqueuse, entraîna rapidement sa progéniture avec lui, et le docteur dut renoncer à le poursuivre.

Le cap Chidley fut doublé pendant la nuit sous l'influence d'un vent favorable, et bientôt les hautes montagnes de Disko se dressèrent à l'horizon; la baie de Godavhn, résidence du gouverneur général des établissements danois, fut laissée sur la droite. Shandon ne jugea pas à propos de s'arrêter, et dépassa bientôt les pirogues d'Esquimaux qui cherchaient à l'atteindre.

L'île Disko porte également le nom d'île de la Baleine; c'est de ce point que le 12 juillet 1845 sir John Franklin écrivit pour la dernière fois à l'amirauté, et c'est à cette île aussi que, le 27 août 1859, le capitaine MacClintock toucha à son retour, rapportant les preuves trop certaines de la perte de cette expédition.

La coïncidence de ces deux faits devait être remarquée par le docteur; ce triste rapprochement était fécond en souvenirs, mais bientôt les hauteurs de Disko disparurent à ses yeux.

Il y avait alors de nombreux ice-bergs sur les côtes, de ceux que les plus forts dégels ne parviennent pas à détacher; cette suite continue de crêtes se prêtait aux formes étranges et inattendues.

Le lendemain, vers les trois heures, on releva au nord-est Sanderson-Hope; la terre fut laissée à une distance de quinze milles sur tribord; les montagnes paraissaient teintes d'un bistre rougeâtre. Pendant la soirée, plusieurs baleines de l'espèce des _finners_, qui ont des nageoires sur le dos, vinrent se jouer au milieu des trains de glace, rejetant l'air et l'eau par leurs évents.

Ce fut pendant la nuit du 3 au 4 mai que le docteur put voir pour la première fois le soleil raser le bord de l'horizon sans y plonger son disque lumineux; depuis le 31 janvier, ses orbes s'allongeaient chaque jour, et il régnait maintenant une clarté continuelle.

Pour des spectateurs inhabitués, cette persistance du jour est sans cesse un sujet d'étonnement, et même de fatigue; on ne saurait croire à quel point l'obscurité de la nuit est nécessaire à la santé des yeux; le docteur éprouvait une douleur véritable pour se faire à cette lumière continue, rendue plus mordante encore par la réflexion des rayons sur les plaines de glace.

Le 5 mai, _le Forward_ dépassa le soixante-deuxième parallèle. Deux mois plus tard, il eût rencontré de nombreux baleiniers se livrant à la pêche sous ces latitudes élevées; mais le détroit n'était pas encore assez libre pour permettre à ces bâtiments de pénétrer dans la mer de Baffin.

Le lendemain, le brick, après avoir dépassé l'île des Femmes, arriva en vue d'Uppernawik, l'établissement le plus septentrional que possède le Danemark sur ces côtes.

CHAPITRE X.

PÉRILLEUSE NAVIGATION.

Shandon, le docteur Clawbonny, Johnson, Foker et Strong, le cuisinier, descendirent dans la baleinière et se rendirent au rivage.