Jules Verne

Le docteur était tenté de rester tranquillement dans sa cabine à relire des voyages arctiques; mais il se demanda, suivant son habitude, ce qu'il lui serait le plus désagréable à faire en ce moment. Il se répondit que monter sur le pont par cette température, et aider les hommes dans la manoeuvre, n'avait rien de très-réjouissant. Donc, fidèle à sa règle de conduite, il quitta sa cabine si bien chauffée et vint contribuer au halage du navire. Il avait bonne figure avec les lunettes vertes au moyen desquelles il préservait ses yeux contre la morsure des rayons réfléchis, et dans ses observations futures il eut toujours soin de se servir de snow-spectacles[1] pour éviter les ophthalmies très-fréquentes sous cette latitude élevée.

[1] Lunettes à neige.

Vers le soir, _le Forward_ avait gagné plusieurs milles dans le nord, grâce à l'activité des hommes et à l'habileté de Shandon, adroit à profiter de toutes les circonstances favorables; à minuit, il dépassait le soixante-sixième parallèle, et la sonde ayant rapporté vingt-trois brasses de profondeur, Shandon reconnut qu'il se trouvait sur le bas-fond où toucha _le Victory_, vaisseau de Sa Majesté. La terre s'approchait à trente milles dans l'est.

Mais alors la masse des glaces, immobile jusqu'alors, se divisa et se mit en mouvement; les ice-bergs semblaient surgir de tous les points de l'horizon; le brick se trouvait engagé dans une série d'écueils mouvants dont la force d'écrasement est irrésistible; la manoeuvre devint assez difficile pour que Garry, le meilleur timonier, prît la barre; les montagnes tendaient à se refermer derrière le brick; il fut donc nécessaire de traverser cette flotte de glaces, et la prudence autant que le devoir commandait de se porter en avant. Les difficultés s'accroissaient de l'impossibilité où se trouvait Shandon de constater la direction du navire au milieu de ces points changeants, qui se déplaçaient et n'offraient aucune perspective stable.

Les hommes de l'équipage furent divisés en deux bordées de tribord et de bâbord; chacun d'eux, armé d'une longue perche garnie d'une pointe de fer, repoussait les glaçons trop menaçants. Bientôt _le Forward_ entra dans une passe si étroite, entre deux blocs élevés, que l'extrémité de ses vergues froissa ces murailles aussi dures que le roc; peu à peu il s'engagea dans une vallée sinueuse remplie du tourbillon des neiges, tandis que les glaces flottantes se heurtaient et se brisaient avec de sinistres craquements.

Mais il fut bientôt constant que cette gorge était sans issue; un énorme bloc, engagé dans ce chenal, dérivait rapidement sur _le Forward_; il parut impossible de l'éviter, impossible également de revenir en arrière sur un chemin déjà obstrué.

Shandon, Johnson, debout à l'avant du brick, considéraient leur position. Shandon, de la main droite, indiquait au timonier la direction à suivre, et de la main gauche il transmettait à James Wall, posté près de l'ingénieur, ses ordres pour manoeuvrer la machine.

«Comment cela va-t-il finir? demanda le docteur à Johnson.

--Comme il plaira à Dieu,» répondit le maître d'équipage.

Le bloc de glace, haut de cent pieds, ne se trouvait plus qu'à une encablure du _Forward_, et menaçait de le broyer sous lui.

«Malheur et malédiction! s'écria Pen avec un effroyable juron.

--Silence!» s'écria une voix qu'il fut impossible de distinguer au milieu de l'ouragan.

Le bloc parut se précipiter sur le brick, et il y eut un indéfinissable moment d'angoisses; les hommes, abandonnant leurs perches, refluèrent sur l'arrière en dépit des ordres de Shandon.

Soudain un bruit effroyable se fit entendre; une véritable trombe d'eau tomba sur le pont du navire, que soulevait une vague énorme. L'équipage jeta un cri de terreur, tandis que Garry, ferme à sa barre, maintint _le Forward_ en bonne voie, malgré son effrayante embardée.

Et lorsque les regards épouvantés se portèrent vers la montagne de glace, celle-ci avait disparu; la passe était libre, et au delà, un long canal, éclairé par les rayons obliques du soleil, permettait au brick de poursuivre sa route.