Jules Verne

[1] Baie qu'on ne peut atteindre. [2] Cap du retour forcé.

--Justement raisonné, monsieur Clawbonny, et puissions-nous, dans notre voyage, rencontrer plus de baies du Succès que de caps du Désespoir!

--Je le souhaite, Johnson; mais, dites-moi, l'équipage est-il un peu revenu de ses terreurs?

--Un peu, monsieur; et cependant, pour tout dire, depuis notre entrée dans le détroit, on recommence à se préoccuper du capitaine fantastique; plus d'un s'attendait à le voir apparaître à l'extrémité du Groenland; et jusqu'ici, rien. Voyons, monsieur Clawbonny, entre nous, est-ce que cela ne vous étonne pas an peu?

--Si fait, Johnson.

--Croyez-vous à l'existence de ce capitaine?

--Sans doute.

--Mais quelles raisons ont pu le pousser à agir de la sorte?

--S'il faut dire toute ma pensée, Johnson, je crois que cet homme aura voulu entraîner l'équipage assez loin pour qu'il n'y eût plus à revenir. Or, s'il avait paru à son bord au moment du départ, chacun voulant connaître la destination du navire, il aurait pu être embarrassé.

--Et pourquoi cela?

--Ma foi, s'il veut tenter quelque entreprise surhumaine, s'il veut pénétrer là où tant d'autres n'ont pu parvenir, croyez-vous qu'il eût recruté son équipage? Tandis qu'une fois en route, on peut aller si loin, que marcher en avant devienne ensuite une nécessité.

--C'est possible, monsieur Clawbonny; j'ai connu plus d'un intrépide aventurier dont le nom seul épouvantait, et qui n'eût trouvé personne pour l'accompagner dans ses périlleuses expéditions...

--Sauf moi, fit le docteur.

--Et moi après vous, répondit Johnson, et pour vous suivre! Je dis donc que notre capitaine est sans doute du nombre de ces aventuriers-là. Enfin, nous verrons bien; je suppose que du côté d'Uppernawik ou de la baie Melville, ce brave inconnu viendra s'installer tranquillement à bord, et nous apprendra jusqu'où sa fantaisie compte entraîner le navire.

--Je le crois comme vous, Johnson; mais la difficulté sera de s'élever jusqu'à cette baie Melville! voyez comme les glaces nous entourent de toutes parts! c'est à peine si elles laissent passage au _Forward_. Tenez, examinez cette plaine immense!

--Dans notre langage de baleiniers, monsieur Clawbonny, nous appelons cela un ice-field, c'est-à-dire une surface continue de glace dont on n'aperçoit pas les limites.

--Et de ce côté, ce champ brisé, ces longues pièces plus ou moins réunies par leurs bords?

--Ceci est un pack; s'il a une forme circulaire, nous l'appelons palch, et stream, quand cette forme est allongée.

--Et là, ces glaces flottantes?

--Ce sont des drift-ice; avec un peu plus de hauteur, ce seraient des ice-bergs ou montagnes; leur contact est dangereux aux navires, et il faut les éviter avec soin. Tenez, voici là-bas, sur cet ice-field, une protubérance produite par la pression des glaces; nous appelons cela un hummock; si cette protubérance était submergée à sa base, nous la nommerions un calf; il a bien fallu donner des noms à tout cela pour s'y reconnaître.

--Ah! c'est véritablement un spectacle curieux, s'écria le docteur en contemplant ces merveilles des mers boréales, et l'imagination est vivement frappée par ces tableaux divers!

--Sans doute, répondit Johnson; les glaçons prennent parfois des formes fantastiques, et nos hommes ne sont pas embarrassés pour les expliquer à leur façon,

--Tenez, Johnson, admirez cet ensemble de blocs de glace! ne dirait-on pas une ville étrange, une ville d'Orient avec ses minarets et ses mosquées sous la pâle lumière de la lune? Voici plus loin une longue suite d'arceaux gothiques qui nous rappellent la chapelle d'Henry VII ou le palais du Parlement[1].

[1] Édifices de Londres.

--Vraiment, monsieur Clawbonny, il y en a pour tous les goûts; mais ce sont des villes ou des églises dangereuses à habiter, et il ne faut pas les ranger de trop près. Il y a de ces minarets-là qui chancellent sur leur base, et dont le moindre écraserait un navire comme _le Forward_.

--Et l'on a osé s'aventurer dans ces mers, reprit le docteur, sans avoir la vapeur à ses ordres! Comment croire qu'un navire à voile ait pu se diriger au milieu de ces écueils mouvants?

--On l'a fait cependant, monsieur Clawbonny; lorsque le vent devenait contraire, et cela m'est arrivé plus d'une fois, à moi qui vous parle, on s'ancrait patiemment à l'un de ces blocs; on dérivait plus ou moins avec lui; mais enfin on attendait l'heure favorable pour se remettre en route; il est vrai de dire qu'à cette manière de voyager on mettait des mois, là où, avec un peu de bonheur, nous ne mettrons que quelques jours.