Jules Verne

--Il faut espérer que nous serons plus heureux, monsieur Shandon, répondit maître Johnson; et si avec un bâtiment comme le _Forward_ on ne va pas où l'on veut, il faut y renoncer à jamais.

--D'ailleurs, reprit le docteur, si le capitaine est à bord, il saura mieux que nous ce qu'il faudra faire, et d'autant plus que nous l'ignorons complètement; car sa lettre, singulièrement laconique, ne nous permet pas de deviner le but du voyage.

--C'est déjà beaucoup, répondit Shandon assez vivement, de connaître la route à suivre, et maintenant, pendant un bon mois, j'imagine, nous pouvons nous passer de l'intervention surnaturelle de cet inconnu et de ses instructions. D'ailleurs, vous savez mon opinion sur son compte.

--Hé! hé! fit le docteur; je croyais comme vous que cet homme vous laisserait le commandement du navire, et ne viendrait jamais à bord; mais....

--Mais? répliqua Shandon avec une certaine contrariété.

--Mais, depuis l'arrivée de sa seconde lettre, j'ai du modifier mes idées à cet égard.

--Et pourquoi cela, docteur?

--Parce que si cette lettre vous indique la route à suivre, elle ne vous fait pas connaître la destination du _Forward_; or, il faut bien savoir où l'on va. Le moyen, je vous le demande, qu'une troisième lettre vous parvienne, puisque nous voilà en pleine mer! Sur les terres du Groenland, le service de la poste doit laisser à désirer. Voyez-vous, Shandon, j'imagine que ce gaillard-là nous attend dans quelque établissement danois, à Hosteinborg ou Uppernawik; il aura été là compléter sa cargaison de peaux de phoques, acheter ses traîneaux et ses chiens, en un mot, réunir tout l'attirail que comporte un voyage dans les mers arctiques. Je serai donc peu surpris de le voir un beau matin sortir de sa cabine, et commander la manoeuvre de la façon la moins surnaturelle du monde.

--Possible, répondit Shandon d'un ton sec; mais, en attendant, le vent fraîchit, et il n'est pas prudent de risquer ses perroquets par un temps pareil.»

Shandon quitta le docteur et donna l'ordre de carguer les voiles hautes.

«Il y tient, dit le docteur au maître d'équipage.

--Oui, répondit ce dernier, et cela est fâcheux, car vous pourriez bien avoir raison, monsieur Clawbonny.»

Le samedi vers le soir, _le Forward_ doubla le mull[1] de Galloway, dont le phare fut relevé dans le nord-est; pendant la nuit, on laissait le mull de Cantyre au nord, et à l'est le cap Fair sur la côte d'Irlande. Vers les trois heures du matin, le brick, prolongeant l'île Rathlin sur sa hanche de tribord, débouquait par le canal du Nord dans l'Océan.

[1] Promontoire.

C'était le dimanche, 8 avril; les Anglais, et surtout les matelots, sont fort observateurs de ce jour; aussi la lecture de la Bible, dont le docteur se chargea volontiers, occupa une partie de la matinée.

Le vent tournait alors à l'ouragan et tendait à rejeter le brick sur la côte d'Irlande; les vagues furent très-fortes, le roulis très-dur. Si le docteur n'eut pas le mal de mer, c'est qu'il ne voulut pas l'avoir, car rien n'était plus facile. A midi, le cap Malinhead disparaissait dans le sud; ce fut la dernière terre d'Europe que ces hardis marins dussent apercevoir, et plus d'un la regarda longtemps, qui sans doute ne devait jamais la revoir.

La latitude par observation était alors de 55°57', et la longitude, d'après les chronomètres 7°40'[1].

[1] Au méridien de Greenwich.

L'ouragan se calma vers les neuf heures du soir; _le Forward_, bon voilier, maintint sa route au nord-ouest. On put juger pendant cette journée de ses qualités marines; suivant la remarque des connaisseurs de Liverpool, c'était avant tout un navire à voile.

Pendant les jours suivants, _le Forward_ gagna rapidement dans le nord-ouest; le vent passa dans le sud, et la mer fut prise d'une grosse houle. Le brick naviguait alors sous pleine voilure. Quelques pétrels et des puffîns vinrent voltiger au-dessus de la dunette; le docteur tua fort adroitement l'un de ces derniers, qui tomba heureusement à bord.

Simpson, le harponneur, s'en empara, et le rapporta à son propriétaire.