Jules Verne

Seulement, dans ce mois de février, le plus froid de l'hiver, la glace offrit partout une surface résistante; les voyageurs souffrirent terriblement de la température, mais non des tourbillons et du vent.

Le soleil avait reparu pour la première fois depuis le 31 janvier; chaque jour il se maintenait davantage au-dessus de l'horizon. Bell et le docteur étaient au bout de leurs forces, presque aveugles et à demi écloppés; le charpentier ne pouvait marcher sans béquilles.

Altamont vivait toujours, mais dans un état d'insensibilité complète; parfois on désespérait de lui, mais des soins intelligents le ramenaient à l'existence! Et cependant le brave docteur aurait eu grand besoin de se soigner lui-même, car sa santé s'en allait avec les fatigues.

Hatteras songeait au _Forward_! à son brick! Dans quel état allait-il le retrouver? Que se serait-il passé à bord? Johnson aurait-il pu résister à Shandon et aux siens? Le froid avait été terrible! Avait-on brûlé le malheureux navire? ses mâts, sa carène, étaient-ils respectés?

En pensant à tout cela, Hatteras marchait en avant, comme s'il eût voulu voir son _Forward_ de plus loin.

Le 24 février, au matin, il s'arrêta subitement. A trois cents pas devant lui, une lueur rougeâtre apparaissait, au-dessus de laquelle se balançait une immense colonne de fumée noirâtre qui se perdait dans les brumes grises du ciel!

«Cette fumée!» s'écria-t-il.

Son coeur battit à se briser.

--Voyez! là-bas! cette fumée! dit-il à ses deux compagnons qui l'avaient rejoint; mon navire brûle!

--Mais nous sommes encore à plus de trois milles de lui, repartit Bell. Ce ne peut être _le Forward_!

--Si, répondit le docteur, c'est lui; il se produit un phénomène de mirage qui le fait paraître plus rapproché de nous!

--Courons!» s'écria Hatteras en devançant ses compagnons.

Ceux-ci, abandonnant le traîneau à la garde de Duk, s'élancèrent rapidement sur les traces du capitaine.

Une heure après, ils arrivaient en vue du navire. Speclacle horrible! le brick brûlait au milieu des glaces qui se fondaient autour de lui; les flammes enveloppaient sa coque, et la brise du sud rapportait à l'oreille d'Hatteras des craquements inaccoutumés.

A cinq cents pas, un homme levait les bras avec désespoir; il restait là, impuissant, en face de cet incendie qui tordait _le Forward_ dans ses flammes.

Cet homme était seul, et cet homme, c'était le vieux Johnson.

Hatteras courut à lui.

«Mon navire! mon navire! demanda-t-il d'une voix altérée.

--Vous! capitaine! répondit Johnson, vous! arrêtez! pas un pas de plus!

--Eh bien? demanda Hatteras avec un terrible accent de menace.

--Les misérables! répondit Johnson; partis depuis quarante-huit heures, après avoir incendié le navire;

--Malédiction!» s'écria Hatteras.

Alors une explosion formidable se produisit; la terre trembla; les ice-bergs se couchèrent sur le champ de glace; une colonne de fumée alla s'enrouler dans les nuages, et _le Forward_, éclatant sous l'effort de sa poudrière enflammée, se perdit dans un abîme de feu.

Le docteur et Bell arrivaient en ce moment auprès d'Hatteras. Celui-ci, abîmé dans son désespoir, se releva tout d'un coup.

«Mes amis, dit-il d'une voix énergique, les lâches ont pris la fuite! les forts réussiront! Johnson, Bell, vous avez le courage; docteur, vous avez la science; moi, j'ai la foi! le pôle nord est là-bas! à l'oeuvre donc, à l'oeuvre!»

Les compagnons d'Hatteras se sentirent renaître à ces mâles paroles.

Et cependant, la situation était terrible pour ces quatre hommes et ce mourant, abandonnés sans ressource, perdus, seuls, sous le quatre-vingtième degré de latitude, au plus profond des régions polaires!