Jules Verne

Ils n'avaient pas eu le temps de s'interroger, que ce sifflement prenait une intensité effrayante, et soudain, à leurs yeux éblouis, apparut un bolide énorme, enflammé par la rapidité de sa course, par son frottement sur les couches atmosphériques.

Cette masse ignée grandit à leurs regards, s'abattit avec le bruit du tonnerre sur le beaupré de la corvette qu'elle brisa au ras de l'étrave, et s'abîma dans les flots avec une assourdissante rumeur!

Quelques pieds plus près, et la _Susquehanna_ sombrait corps et biens.

A cet instant, le capitaine Blomsberry se montra à demi vêtu, et s'élançant sur le gaillard d'avant vers lequel s'étaient précipités ses officiers:

«Avec votre permission, messieurs, qu'est-il arrivé?» demanda-t-il.

Et le midshipman, se faisant pour ainsi dire l'écho de tous, s'écria:

«Commandant, ce sont «eux» qui reviennent!»

XXI

J.-T. Maston rappelé

L'émotion fut grande à bord de la _Susquehanna_. Officiers et matelots oubliaient ce danger terrible qu'ils venaient de courir, cette possibilité d'être écrasés et coulés par le fond. Ils ne songeaient qu'à la catastrophe qui terminait ce voyage. Ainsi donc, la plus audacieuse entreprise des temps anciens et modernes coûtait la vie aux hardis aventuriers qui l'avaient tentée.

«Ce sont «eux» qui reviennent», avait dit le jeune midshipman, et tous l'avaient compris. Nul ne mettait en doute que ce bolide ne fût le projectile du Gun-Club. Quant aux voyageurs qu'il renfermait, les opinions étaient partagées sur leur sort.

«Ils sont morts! disait l'un.

--Ils vivent, répondait l'autre. La couche d'eau est profonde, et leur chute a été amortie.

--Mais l'air leur a manqué, reprenait celui-ci, et ils ont dû mourir asphyxiés!

--Brûlés! répliquait celui-là. Le projectile n'était plus qu'une masse incandescente en traversant l'atmosphère.

--Qu'importe! répondait-on unanimement. Vivants ou morts, il faut les tirer de là!»

Cependant le capitaine Blomsberry avait réuni ses officiers, et, avec leur permission, il tenait conseil. Il s'agissait de prendre immédiatement un parti. Le plus pressé était de repêcher le projectile. Opération difficile, non impossible, pourtant. Mais la corvette manquait des engins nécessaires, qui devaient être à la fois puissants et précis. On résolut donc de la conduire au port le plus voisin et de donner avis au Gun-Club de la chute du boulet.

Cette détermination fut prise à l'unanimité. Le choix du port dut être discuté. La côte voisine ne présentait aucun atterrage sur le vingt-septième degré de latitude. Plus haut, au-dessus de la presqu'île de Monterey, se trouvait l'importante ville qui lui a donné son nom. Mais, assise sur les confins d'un véritable désert, elle ne se reliait point à l'intérieur par un réseau télégraphique, et l'électricité seule pouvait répandre assez rapidement cette importante nouvelle.

A quelques degrés au-dessus s'ouvrait la baie de San Francisco. Par la capitale du pays de l'or, les communications seraient faciles avec le centre de l'Union. En moins de deux jours, la _Susquehanna_, forçant sa vapeur, pouvait être arrivée au port de San Francisco. Elle dut donc partir sans retard.

Les feux étaient poussés. On pouvait appareiller immédiatement. Deux mille brasses de sonde restaient encore par le fond. Le capitaine Blomsberry, ne voulant pas perdre un temps précieux à les haler, résolut de couper sa ligne.

«Nous fixerons le bout sur une bouée, dit-il, et cette bouée nous indiquera le point précis où le projectile est tombé.

--D'ailleurs, répondit le lieutenant Bronsfield, nous avons notre situation exacte: 27° 7' de latitude nord et 41° 37' de longitude ouest.

--Bien, monsieur Bronsfield, répondit le capitaine, et, avec votre permission, faites couper la ligne.»

Une forte bouée, renforcée encore par un accouplement d'espars, fut lancée à la surface de l'Océan. Le bout de la ligne fut solidement frappé dessus, et, soumise seulement au va-et-vient de la houle, cette bouée ne devait pas sensiblement dériver.