Jules Verne

--Pas même en l'allégeant comme on allège un navire trop chargé!

--Que veux-tu jeter! répondit Nicholl. Nous n'avons pas de lest à bord. Et d'ailleurs, il me semble que le projectile allégé marcherait plus vite.

--Moins vite, dit Michel.

--Plus vite, répliqua Nicholl.

--Ni plus ni moins vite, répondit Barbicane pour mettre ses deux amis d'accord, car nous flottons dans le vide, où il ne faut plus tenir compte de la pesanteur spécifique.

--Eh bien, s'écria Michel Ardan d'un ton déterminé, il n'y a plus qu'une chose à faire.

--Laquelle? demanda Nicholl.

--Déjeuner!» répondit imperturbablement l'audacieux Français, qui apportait toujours cette solution dans les plus difficiles conjonctures.

En effet, si cette opération ne devait avoir aucune influence sur la direction du projectile, on pouvait la tenter sans inconvénient, et même avec succès au point de vue de l'estomac. Décidément, ce Michel n'avait que de bonnes idées.

On déjeuna donc à deux heures du matin; mais l'heure importait peu. Michel servit son menu habituel, couronné par une aimable bouteille tirée de sa cave secrète. Si les idées ne leur montaient pas au cerveau, il fallait désespérer du chambertin de 1863.

Ce repas terminé, les observations recommencèrent.

Autour du projectile se maintenaient à une distance invariable les objets qui avaient été jetés au-dehors. Évidemment, le boulet, dans son mouvement de translation autour de la Lune, n'avait traversé aucune atmosphère, car le poids spécifique de ces divers objets eût modifié leur marche relative.

Du côté du sphéroïde terrestre, rien à voir. La Terre ne comptait qu'un jour, ayant été nouvelle la veille à minuit, et deux jours devaient s'écouler encore avant que son croissant, dégagé des rayons solaires, vînt servir d'horloge aux Sélénites, puisque dans son mouvement de rotation, chacun de ses points repasse toujours vingt-quatre heures après au même méridien de la Lune.

Du côté de la Lune, le spectacle était différent. L'astre brillait dans toute sa splendeur, au milieu d'innombrables constellations dont ses rayons ne pouvaient troubler la pureté. Sur le disque, les plaines reprenaient déjà cette teinte sombre qui se voit de la Terre. Le reste du nimbe demeurait étincelant, et au milieu de cet étincellement général, Tycho se détachait encore comme un Soleil.

Barbicane ne pouvait en aucune façon apprécier la vitesse du projectile, mais le raisonnement lui démontrait que cette vitesse devait uniformément diminuer, conformément aux lois de la mécanique rationnelle.

En effet, étant admis que le boulet allait décrire une orbite autour de la Lune, cette orbite serait nécessairement elliptique. La science prouve qu'il doit en être ainsi. Aucun mobile circulant autour d'un corps attirant ne faillit à cette loi. Toutes les orbites décrites dans l'espace sont elliptiques, celles des satellites autour des planètes, celles des planètes autour du Soleil, celle du Soleil autour de l'astre inconnu qui lui sert de pivot central. Pourquoi le projectile du Gun-Club échapperait-il à cette disposition naturelle?

Or, dans les orbes elliptiques, le corps attirant occupe toujours un des foyers de l'ellipse. Le satellite se trouve donc à un moment plus rapproché et à un autre moment plus éloigné de l'astre autour duquel il gravite. Lorsque la Terre est plus voisine du Soleil, elle est dans son périhélie, et dans son aphélie, à son point le plus éloigné. S'agit-il de la Lune, elle est plus près de la Terre dans son périgée, et plus loin dans son apogée. Pour employer des expressions analogues dont s'enrichira la langue des astronomes, si le projectile demeure à l'état de satellite de la Lune, on devra dire qu'il se trouve dans son «aposélène» à son point le plus éloigné, et à son point le plus rapproché, dans son «périsélène».

Dans ce dernier cas, le projectile devait atteindre son maximum de vitesse; dans le premier cas, son minimum. Or, il marchait évidemment vers son point aposélénitique, et Barbicane avait raison de penser que sa vitesse décroîtrait jusqu'à ce point, pour reprendre peu à peu, à mesure qu'il se rapprocherait de la Lune.